J’étais plutôt heureux, ce samedi matin où j’avais rendez-vous avec ma mère pour visiter un chalet à Saint-Julien-du-Sault. Il pleuvait légèrement. Protégé par ma casquette, je m’inventais des châteaux en Espagne, une vie où l’écriture, de nouveau, présiderait à mes jours et leur donnerait la direction qui leur manque. Arrivé en bas de chez elle, je commande un taxi, escomptant qu’elle descendra dans l’intervalle. Elle s’indigne que je ne monte pas la chercher ; dans l’affolement, elle oublie sa carte d’invalidité. L’Uber est déjà là depuis cinq minutes quand elle surgit, s’accrochant aux murs, quêtant une main secourable. Le chauffeur s’empresse pour lui ouvrir la porte, avec une affabilité qui me renvoie, comme toujours, au rôle du mauvais fils.

Passé ce préambule théâtral, la conversation va bon train. Elle se poursuit dans la gare, où nous avons trouvé refuge (en attendant que l’heure s’affiche) dans un espace convivial en forme de jeu de lego. Je lui demande si elle a lu mon recueil d’articles de Rohmer. Elle m’en fait l’éloge, cela va de soi, sans entrer dans le détail. C’est un livre de son fils et cela ne peut qu’être bien. Je pêche les compliments, je fais les questions et les réponses, triomphant d’obtenir son accord tacite. Pour qu’elle puisse monter dans le wagon, il faut que je maintienne mon bras fermement auprès d’elle, et je sens sur ma peau ses tremblements. Une dame, à côté de nous dans le compartiment, raconte bruyamment sa vie au téléphone. Je lis à ma mère un texte particulièrement corrosif de Rohmer. Elle se désole de voir défiler des villes aussi moches, une France qui ne ressemble plus à rien.

En gare de Saint-Julien, nous devons escalader un interminable escalier au-dessus du vide, en une reptation main dans la main qui s’apparente à une séquence d’Hitchcock. Elle s’engouffre, angoissée, sur la passerelle. Elle tombe littéralement dans les bras de la jeune femme qui nous attend, avec son compagnon – et la fait monter tant bien que mal dans leur voiture. Mon père les aurait qualifiés, il y a quarante ans, de marginaux. Dreadlocks, anneau dans le nez, passion de l’écologie. Je tâche de caler mes jambes contre le sac de légumes qu’ils ont rapporté du marché. Cela fait plusieurs mois que leur chalet est en vente. Il y a le problème de l’électricité, qu’on partageait avec le voisin moyennant une cote mal taillée. Il n’en est plus question. Des panneaux solaires, selon eux, feront très bien l’affaire et coûteront moins cher qu’une installation en règle.

En haut d’un chemin de terre, que je me vois mal gravir à vélo, voici ladite maison qui fait grise mine, sous la pluie qui redouble. La photo du Bon Coin avait une autre allure, nimbée qu’elle était de soleil et de verdure. J’inspecte la cabane de bricolage, qui pourrait, après force travaux, devenir une chambre d’amis. Je me rends compte que 800 m2, ce n’est guère davantage qu’un jardinet, encore rogné, à l’arrière, par un coin de gravier pour le parking. Une haie de fil de fer délimite un sentier, en bas, sur lequel les voisins et leurs chevaux ont droit de passage. Cela m’embête. Tous ces gens qui habitent alentour mettent à mal mon rêve de Thébaïde. Ma mère, elle, préfère que ce ne soit point trop isolé. Elle s’assied où elle peut, soutenue par la jeune femme compatissante. Je les laisse à leur dialogue pour explorer la cuisine, bien trop vaste à mon goût, et toute cette place perdue. La grande baie vitrée, qui donne sur le jardin, devait en mettre plein la vue dans les années soixante-dix, période probable de construction de cette bicoque. Cela sent le renfermé et le délaissé. Une affiche traîne au mur, vantant quelque meeting alternatif.

L’alimentation en eau de pluie, le puisard qui tient lieu d’évacuation, tout cela ne semble pas faire peur à Michelle qui vivait ainsi à la Poudarique. Alors qu’on remonte en voiture, elle admire le portail. Moi, j’ai l’œil attiré par des trous colmatés derrière la maison, et qui sont trace, m’explique-t-on, de travaux dont je me fous. J’essaie plutôt, en romancier rentré, de deviner ce qui les conduit à vendre, eux qui étaient là depuis à peine dix ans. Ils ont acheté un bus avec lequel ils projettent de faire le tour du monde, et qui est trop grand pour qu’ils puissent le garer dans le parking. J’en déduis intérieurement qu’ils espèrent financer leur voyage avec l’argent de la vente. Je suis déjà ailleurs. Pendant qu’ils me parlent de leur chat, Loukoum, compagnon de leur vie itinérante, ou me montrent les champs qui s’étendent tout autour, à perte de vue.

La solitude me fait peur. La promiscuité me fait peur, et je dénombre, perfidement, les habitations voisines sur le chemin du retour. Il faut bien décocher chacune des cases, pour s’assurer de n’avoir aucun regret. Ils ont bien compris que je n’étais pas enthousiaste. Ils continuent, vaille que vaille, à me désigner les appâts de la région. La petite plage au bord de l’Yonne où l’on va se baigner, l’été. Le cinéma local. La grande surface où l’on peut aller faire ses courses, non loin de la zone industrielle où elle a naguère décroché un CDD. Ils nous font encore l’éloge du restaurant juste à côté de la gare (celui d’en face est fermé). J’y entraîne ma mère, guettant, au moment de l’au revoir, une lueur de déception qui pourrait se trahir sur leur visage. Je les imagine, depuis des mois, faisant l’article à des visiteurs qui n’achètent pas. Des jeunes femmes étaient emballées, nous ont-ils dit ; mais leur banque n’a pas suivi. Je les imagine, coincés dans leur caravane, rêvant au départ.

On a une heure devant nous. Moi qui ne déjeune jamais, je trouve un plaisir coupable à échouer dans une gargote de province, où il n’y a rien d’autre à faire que manger. Au delà des tablées bruyantes, un buffet à volonté. Je n’ose y accéder en l’absence de la serveuse – que je vais quasiment tirer par la manche, en lui précisant bien que nous sommes pressés. Elle est désolée, elle est débordée. Je me sens tellement coupable de cette crise d’autorité que je fais assaut, pendant toute la suite du déjeuner, de politesses et de gentillesses. Je vais même chercher à manger à ma mère, qui ne veut surtout pas de gluten. En passant je glisse, dans son assiette, des mets que je compte bien récupérer dans la mienne. Le soleil inonde notre table, où je savoure un gratin dauphinois et lui parle de vieux films.

Tant pis pour le thé, qui risque de nous faire rater notre train. La serveuse, toujours dans ses petits souliers, propose de m’en verser un sur le comptoir. Ce n’est pas grave, je ferai une sieste. Je m’étends sur la banquette du compartiment, en tournant le dos à ma mère qui s’apprête elle aussi à s’endormir. Miraculeusement, je parviens à chasser de mon esprit toute pensée. Je sombre dans l’inconscience.




Il faut se méfier des photos. J’en ai fait l’amère expérience, il y a quelque trois semaines, en allant visiter avec Charles un chalet au bord de l’Yonne. Cela fait longtemps que je caresse ce fantasme du chalet, qui paraît baroque à mon entourage. Dès que j’ai songé à me mettre au vert (bien avant d’avoir la petite somme d’argent qui me permettrait de réaliser cet humble rêve), j’ai regardé sur Le Bon Coin des annonces concernant des bungalows, des maisonnettes de pêcheur auprès d’un étang. Ces images un peu dérisoires s’associent, dans mon souvenir, à un roman d’André Maurois que je lisais : Climats. Le mot seul de bungalow m’évoque le narrateur du livre, qui voit s’évanouir sa chimère au contact de la femme aimée. Ma mère se gaussait de ma marotte, et me mettait en garde contre les zones inondables.

Je persiste à croire à cette idée : une petite maison, perdue au milieu de la nature, et qui suffirait à mon bonheur. Et puis, ce sera moins coûteux de faire des travaux dans une surface comme celle-là. Ainsi mon père, aux temps héroïques d’après la Poudarique, avait-il acheté une minuscule cabane où nous dormions à la diable, et d’où il épiait les nouveaux propriétaires du domaine. Ce n’est pas avec quatre-vingt mille euros (sans compter les frais de notaire) que j’ai la moindre chance d’acquérir une nouvelle Poudarique. Je me complais dans la modestie de mon idéal. Va donc pour Misy-sur-Yonne, et pour son chalet en bois dont je montre les photos à mes amis. Leur grise mine ne me décourage pas. Je reviens à la charge auprès de la marchande du bien, insistant pour qu’on fixe au plus vite un rendez-vous. Charles, familier de mes excentricités, accepte de m’accompagner.

En marchant à ses côtés vers la gare de Lyon, j’essaie de retrouver un lyrisme. Des lambeaux de pensée m’en empêchent, d’éternelles dissertations intérieures sur le sens à donner à ma vie, etc. Je fais semblant de me livrer, avec lui, au jeu du portrait de nos amis (Arthur et ses amants, Viken et ses gâteaux), mais je suis ailleurs. Je ne suis nulle part, dans un espace mental que personne, pas même moi, ne saurait définir. Une espèce de sous-texte que je m’acharne à déchiffrer, sous l’aléa des pas qui me portent n’importe où. Jusqu’à ce que, soudain, tout se dénoue : grâce à un story telling que je me suis fabriqué. Il vaut ce qu’il vaut, il ne tiendra sans doute pas solidement – mais il me permet, en m’y appuyant, d’entrevoir une liberté. Charles me désigne un chemin vers la gare, qui n’est pas celui que j’emprunte d’habitude. Je préfère repasser par la rue de Prague : la rue de notre amour, comme disait cette chanson que j’ai tant aimée. Je salue ces lieux où j’ai vécu le début de mon histoire avec Cyril, cette galerie devenue une boutique de jouets, ces arbres faits pour abriter mon romantisme… Charles a déjà entendu tout cela.

Il a omis d’imprimer nos billets. Il les montrera depuis son téléphone au contrôleur. Les quelques minutes qui nous séparent du départ, je les mets à profit pour me plonger dans la Pléiade de Dickens. Je n’ose attaquer d’emblée La Maison d’ApreVent, de peur de retomber dans mes obsessions littéraires de tout à l’heure. Je gagne du temps en lisant la préface, dont me divertit la componction vieille France, avec ses pointes de subjectivité discrète. Charles me parle de nos amis communs. Le soleil, en ce samedi matin, se pose sur des paysages désuets. J’évoque cet homme de lettres que j’ai jadis fréquenté, et qui m’accueillait dans sa maison non loin de Melun. Il aimait Proust, Mauriac. Il écrivait des livres délicats. Il perd aujourd’hui la mémoire. Le rythme du train, ses ralentis, ses accélérés, me donnent des prétextes pour poursuivre ma lecture. C’est maintenant la note de présentation du roman, qui décrit en détail les personnages principaux et secondaires et les sous-intrigues, au risque de spoiler le pitch (comme on n’eût pas dit à l’époque). Qui, à part moi, lit ces notices de la Pléiade ?

En gare de Villeneuve-la-Guyard, la dame nous attend. Elle se dit courtier indépendant, travaillant seulement pour “rendre service”. La portière arrière de sa voiture étant fermée, Charles escalade les sièges avant. Chemin faisant, elle nous vante les charmes de cette région où elle a, elle-même, acheté une résidence secondaire. Ici, un restaurant libanais au bord de l’Yonne. Là, de jolies promenades à faire à vélo. Je m’imagine déjà dans cette carte postale. J’interprète (favorablement) le silence de Charles. “J’espère que vous n’avez pas de problème avec les gens du voyage ?” Elle nous montre un campement de caravanes, à l’orée du village. Pourquoi pas. En avançant sur un chemin au long du fleuve, on découvre une succession de chalets, qui ressemblent étrangement à celui admiré sur la photo. Par ci par là, d’autres caravanes. “Vous verrez comme c’est agréable de se baigner dans l’Yonne en été.” Je commence à m’inquiéter.

Nous descendons de voiture. Il faut serrer la main de son mari, d’un ami, qui sont présents comme par hasard, émergeant, rigolards, de leur 4 x 4. Je flaire on ne sait quelle combine. Voici enfin le chalet tant attendu. Une baraque de guingois, au caligarisme involontaire. Cernée d’un décor saturé d’autres chalets, d’autres caravanes. Je feins de m’intéresser à la bâtisse, mais mes yeux se rivent sur cet arrière-plan désolant. Je demande comment on peut, dans ces conditions, préserver un peu d’intimité. Il n’y a qu’à mettre des panneaux de bois, me dit-elle, ou bien faire pousser de grands arbres. Des ifs, ça ne coûte pas cher, on en trouve qui sont déjà adultes. Elle affecte de considérer cette question comme accessoire. Vite, elle nous entraîne dans la maison de poupée, au cœur du petit coin de paradis.

Ce qu’il y a à l’intérieur, je ne le regarde même pas. Je vois dans un brouillard d’énervement le carrelage en faïence, les chiottes qui donnent sur une pseudo-verdure. Je m’attarde sur la véranda, où il faut se tordre le cou pour contempler, au loin, quelque chose à quoi s’accrocher : l’Yonne qui coule, indifférente à mon dépit et que je n’ai plus aucune envie de longer. La dame me montre, pourtant, l’endroit où l’on peut installer un ponton, et se livrer aux plaisirs de la pêche. Tout est désenchanté. Les 800 m2 annoncés sur Le Bon Coin me paraissent minuscules. Autour du chalet, qui trônait solitaire sur les photos, les voisins ont poussé comme des champignons. De retour vers la gare, elle nous parle avec tendresse de deux d’entre eux, un petit couple qui le week-end rapporte du pain pour tout le monde. Je n’arrive pas à comprendre où elle a pris ses quartiers, au juste. Peut-être cette maisonnette est-elle la sienne. On pourrait le croire, à entendre le ton catégorique dont elle repousse mes questions sur le prix de vente. Zéro négociation. Le propriétaire n’est pas pressé. Là, vous avez une épicerie. Il y a même une poste.

Le premier étage du train est peuplé d’ados qui s’apostrophent en rigolant. Charles partage ma déception. Il sombre dans le sommeil. Moi, je retombe dans ma lecture, de manière un peu mécanique, pour que cette journée n’ait pas été complètement vaine. Ce sont les Contes de Noël de Dickens. J’en ai lu quelques-uns, naguère, mais ceux-ci, je ne les connaissais pas. Cela s’ouvre sur une description de l’arbre de Noël, et de tous les rêves qu’y accroche l’enfance.



Rêve : je passe un long moment, dans une soirée, auprès d’un garçon qui a la beauté de Mathias M. (ce comédien que je fis jadis débuter dans Sud de Julien Green). Un visage pur, des yeux noirs, des cheveux sombres. Nous nous embrassons, comme deux amoureux qui se retrouvent après une longue séparation. J’ai le sentiment, déchirant, que s’évanouit le malentendu qui m’empêcha longtemps de déclarer ma flamme à Dominique M. C’est un cauchemar qui se dissipe. La vérité est là, indubitable, celle d’un amour partagé. L’amour est plus fort que la mort. Cela est écrit dans vos livres. Ainsi parlait la vieille Mrs Strong, dans la tragédie greenienne. Ce rêve m’a projeté dans cette évidence, et rejeté sur le rivage.

Rêvé aussi de Cyril, auprès de qui je dînais comme si de rien n’était, et qui avait repris sa place à mes côtés.

Rêvé encore d’une maison que je visitais. Elle m’intéressait moins par elle-même que comme objet d’un nouveau chapitre, pour ma chronique.

Je n’arrive pas à prendre tout à fait au sérieux cette recherche de maison. J’y consacre en moyenne une demi-heure par jour, à la faveur de ces thés rituels qui viennent scander mon travail, entre un clic sur le procès Fillon et un dialogue érotique sur Facebook. L’abondance même des annonces me décourage. J’essaie de restreindre le champ, de manière plus ou moins arbitraire, en m’interdisant de m’intéresser aux demeures se situant à plus de deux heures de Paris (à moins qu’elles ne se situent à vingt minutes maximum de la mer, sans compter la distance avec une gare qui est mon critère prioritaire, puisque je ne conduis pas). Avant d’avoir seulement regardé la maison dont il s’agit, je me retrouve sur Google Maps à calculer le temps que cela prendrait à vélo, à me demander s’il y a des taxis, à évaluer la fatigue de passer du train au car. J’ai assez rapidement éliminé les régions méridionales, trop difficiles d’accès (le Limousin) ou trop coûteuses (la Provence), pour me concentrer sur l’Ile-de-France, la Normandie, la Bretagne. Mais là encore, l’angoisse du choix m’oblige à m’inventer des raisons. Ici, je pourrai faire du vélo tous les week-ends. Là, je revivrai les épiphanies de mes promenades dans le Cotentin. Ailleurs, je revisiterai mon enfance et je prendrai, qui sait ?, une revanche sur mon père qui vendit contre mon gré la maison de Cancale.

Cette mauvaise foi me poursuit au point que je cherche, dans chaque annonce, le talon d’Achille, le défaut de la cuirasse, le vice caché. C’est presque un soulagement d’entendre l’agent immobilier m’avouer, au téléphone, que le raccordement au tout-à-l’égoût est impossible ou que le toit s’effondre. C’est d’ailleurs un malin plaisir chez bien d’entre eux. La petite maison dans la prairie, plongée dans un écrin de verdure paradisiaque ? Il faut que je vous donne quelques précisions sur cet “édifice”, me dit-on. Tout y est à refaire (inutile de vous envoyer d’autres photos, cela ne ressemble à rien). Mais vous devrez rebâtir de l’intérieur, en finissant par les murs et le toit – car le site est protégé, la municipalité sera vigilante sur l’obligation de reconstruire à l’identique. La fermette à la vue imprenable sur un riant paysage périgourdin ? Si vous n’avez pas de voiture, monsieur, oubliez. La maison de maître avec son parc, quasi château à 70 000 euros ? Le clerc de notaire se gausse de mes questions sur l’état du bâtiment. Elle feint d’ignorer qu’il existe une gare non loin de là, d’autant plus qu’avec les grèves… Tout est bon pour m’humilier, et me rappeler qu’à ce prix-là, je ne saurais m’offrir un vrai château.

Don Quichotte ravi d’échouer, je m’égare dans un fantasme dont je n’ai pas les moyens. Ma conseillère LCL, lorsque je lui ai annoncé mon projet d’acheter une maison avec le petit pécule dont je dispose, m’a fixé d’un œil perplexe. Elle ne m’a pas découragé, voyant venir un nouvel endettement. Combien je ferais mieux de rembourser mon crédit en cours, et de me payer, chaque été, des vacances en Italie ! Mais une envie d’utopie me fait prendre le chemin inverse. Je montre à mes amis, à ma mère, des photos de ces biens qui nourrissent ma rêverie. Ils attirent mon attention sur la vétusté de la toiture, sur les travaux qu’il va falloir effectuer (moi qui ne sais même pas planter un clou). Je saisis ces prétextes pour renoncer, comme je fais dans les soirées, trouvant chez X ou Y tel signe de médiocrité pour n’avoir point à le draguer. J’ai hâte d’aller me coucher, heurté par ce réel qui laisse la fenêtre ouverte sur l’infini.



Dans ma relation de la journée de dimanche, j’ai omis de mentionner un épisode spectaculaire. J’étais dans le jardin, en train, entre autres, de regarder distraitement les préliminaires de la conférence du premier ministre. Roselyne Bachelot se moquait d’une journaliste – mais je n’arrivais pas à entendre, pour cause de déconnexion, ce qu’elle lui disait précisément. Une fois l’image revenue, je la redécouvrais hilare, savourant le trait qu’elle venait de décocher. On n’en finissait pas de commenter la situation dans les EHPAD ou les amendes distribuées pour non-respect du confinement, ou tout autre sujet de cette nature capable de nourrir le flux.

J’aperçois le chat de Charles, perché en haut de la grille qui nous sépare d’un jardin voisin. Il slalome entre les piques, en tentant de gagner la corniche qui lui donnerait accès au balcon d’un deuxième étage. Il se campe sur ses pattes de derrière, en évaluant le risque qu’il y aurait à sauter vers ce point d’appui. Il ne semble pas très rassuré. On dirait qu’il fait cela pour se prouver qu’il est adulte, et rejoindre, dans cette prestigieuse catégorie, mon chat qui lui inspire une admiration craintive. J’appelle Charles, pour qu’il voie ce qui se passe. Impossible, comme l’autre jour, de disposer un tabouret afin de le rattraper. Cette zone du jardin est rendue inaccessible par des chariots et autres planches, laissés par le ci-devant épicier. Le chat reste là, effrayé, attendant qu’on vienne le chercher.

Charles préfère ne pas voir ça, et moi non plus. Je rentre dans ma tanière, où je retrouve Edouard Philippe, pérorant d’un ton lugubre. Il n’est rien, dans son discours, à quoi on puisse accrocher quelque espoir. Le chat, pendant ce temps, s’est débrouillé tout seul. Il s’est calé contre l’arbre, et puis il a dévalé la pente pour rejoindre la terre ferme.



J’ai décidé, pour les quatre-vingts ans de ma mère, de lui offrir un chat. Je me dis que cela constituera une compagnie, une distraction dans sa solitude qui est grande. Je projette, entre elle et ce chat, une félicité imaginaire, me gardant de la consulter car j’ai peur qu’elle ne refuse. Je préfère la mettre devant le fait accompli, le soir venu. C’est un peu, pour moi, une manière d’affirmer la vie, en cette date qui pourrait être sinistre. C’est un peu à moi que je fais ce cadeau. J’ignore si je vais aller jusqu’au bout – même si la perspective (en cas de refus) de recueillir un quatrième félin ne me dérange pas.

Charles me conseille le site de la SPA, où n’apparaissent, en cherchant bien, que des photos de chats trop nourris ou atteints de maladies. Les descriptions laissent deviner des traumatismes, de futurs problèmes. Je m’en veux de rechercher un chat glamour, comme si j’étais sur un site de rencontres. A quoi d’autre qu’à la joliesse pourrais-je me fier ? Je me hasarde sur Facebook, où fleurissent les pages de chatons à adopter, de chats et chiens en Ile-de-France, etc. Elles se hérissent, bien souvent, de questionnaires sourcilleux. Il me faut préciser, puisque cela ne tombe pas sous le sens, ce que je cherche sur cette page, si j’ai bien lu les conditions d’inscription. Les posts ne font étalage que du bonheur d’avoir recueilli un chat, de l’interrogation quant au prénom à lui donner. Pas une seule offre d’animal disponible, ou alors elle remonte à une date rédhibitoire.

Chez les pourvoyeurs de félins, je pressens une position dominante, qui traite de haut le potentiel adopteur. La demande est supérieure à l’offre, et l’on prend plaisir, si j’ose dire, à faire montrer patte blanche. Un ami me parle d’une association dont la responsable, très exigeante, risque de tiquer si je fais allusion à ma mère. Il vaut mieux que je raconte que j’accueillerai moi-même le chaton. Je laisse un message à la dame, qui n’est joignable qu’entre 17 h 30 et 19 h 00. Je vais faire un tour sur Le Bon Coin, où trois annonces se battent en duel. Les photos donnent peu envie. On y voit un Raminograbis affalé sur un canapé, plongé dans le sommeil. Une certaine Marie publie son numéro de téléphone, que j’appelle. Elle a, soi-disant, un chaton à donner dans le douzième arrondissement.

Quelques heures plus tard, je reçois un texto dont je n’identifie pas l’origine, car il n’est pas signé et ne comporte aucune référence à l’annonce en question. On me propose plusieurs spécimens, Européen ou autre, à des tarifs qui vont de cent vingt à cent soixante euros. Les chats sont seulement vermifuger. Je porte mon choix sur l’Européen. J’en reçois une photo, pas vraiment exaltante, mais je me décide à prendre rendez-vous. Ce sera à Créteil, dimanche à 15 h 30, galerie de l’Echat. Je suppose qu’il s’agit d’une boutique animalière, avant de recouper le texto anonyme avec l’annonce du Bon Coin. Une heure avant de me rendre sur place, je m’avise que la galerie de l’Echat est un centre commercial. Je flaire l’affaire louche. Je laisse un message demandant plus de précisions, et une baisse du prix. Marie me rappelle. Elle me donne des détails flottants, prétend être un particulier (?), refuse de me céder le chat à cent euros. Elle a une voix de toute jeune fille, apeurée par mes questions, soucieuse d’en dire le minimum. Par texto, elle me confirmera son refus de négocier, en me souhaitant une bonne journée. Bonne réflexion, lui réponds-je, soulagé et honteux de cette porte de sortie.

Je ne sais pas trop ce que je veux. Un coup de vent, dans un sens ou l’autre, suffit à me faire virer de bord. Je m’enfonce, en ce dimanche après-midi, dans la peur du gouffre, qui me pousse à faire n’importe quoi pour me sentir vivant. Je propose à Charles d’écrire un mail, trop longtemps remis, aux dirigeants du Crédit lyonnais pour faire effacer mes agios. La suppléante de ma conseillère clientèle a essayé, une nouvelle fois, de me fourguer un crédit revolving. J’ébauche une réponse, j’y renonce, cela ne servira à rien. Il me soumet un projet de message adressé à toute l’équipe dirigeante de LCL (dont il a récupéré les mails). Il a tenté l’expérience à plusieurs reprises, avec succès, notamment avec les cadres d’Orange.

Dans le mail écrit par ses soins, je décline mon pedigree en rappelant que je suis un très ancien client du Crédit lyonnais. Je me plains qu’on m’inflige un chantage commercial, alors que mes comptes (en vos livres) sont largement approvisionnés, et qu’il valait mieux m’alerter que prélever sur mon compte ces cent-quatre vingts euros. Un média souhaite m’interviewer sur mes relations avec ma banque, en ces temps d’après-COVID, et je crains de devoir être critique. Je rajoute à cette missive quelques bémols de mon cru, je joins un lien vers ma page Wikipedia, et un point d’exclamation pour clore le tout. Charles pousse un éclat de rire, à l’instant où j’envoie le mail.

Cela me rend un peu de ressort. Je me fixe, comme destination, une boutique de plantes boulevard Voltaire, où l’on vend quelques animaux genre serpent ou tortue. Peut-être sauront-ils où trouver des chats. Je reste en arrêt devant des bocaux à poissons plus ou moins rouges, qui pourraient être une alternative. La vendeuse me fait l’article. A la seconde où elle commence son couplet, je me rends compte qu’il ne saurait être question d’offrir à ma mère des poissons. Mon chat, en visite chez elle, n’en ferait qu’une bouchée. A cette objection que je soulève, la vendeuse m’offre des réponses techniques, que je balaie en m’éloignant vers les plantes, moins angoissantes.

Il y a un petit arbre qui donne des citrons, un autre auquel pend une grappe de raisin (on la dirait artificielle). Un raisinier ?, demandè-je au vendeur, qui s’esclaffe. Un plant de vigne. Pour noyer mon trouble, je l’achète et l’installe dans mon jardin, en équilibre au-dessus d’une colonne en stuc dont le faîte s’effondre. Pour les chats, le vendeur m’a conseillé un magasin animalier, fermé le lundi. La responsable de l’association à qui j’avais laissé un message me rappelle, enfin. Je me présente comme la famille à chats idéale, avec mon jardin sans aucun accès à la rue, où gambadent des félins en liberté. La dame, qu’on m’avait décrite comme une Gorgone, semble charmée.

J’achève de la séduire en disant mon amour pour les chats de gouttière, les chats populaires, de préférence aux spécimens racés et problématiques. Elle a justement des arrivages, dont un chaton qui sera disponible demain. C’est celui-là qui m’intéresse, parce que c’est demain et pas loin de chez moi. Je sais, si je laisse la porte ouverte à trop de possibles, être incapable d’aucun acte. Elle m’envoie une photo du chaton, qui n’est pas décisive. Ses gros yeux noirs sont un peu mièvres. Il a quelque chose de notre vieux chat Ketchup, à la Poudarique, avec son pelage blanc que viennent strier de grandes taches noires. Ce rappel du passé, ce signe venu de nulle part m’incitent à dire oui.



Psychodrame du week-eend : les chats ont pissé dans la bibliothèque. Alors que je m’y aventure pour chercher Climats, d’André Maurois (que je compte prêter à Charles), et que je viens d’y ranger Mes quatre Comédie-françaises (avec un s) de Béatrix Dussane, mes narines sont heurtées par une odeur puissante, dans le périmètre des m. Mon bras me fait mal, je suis obligé d’extraire, à grand peine, le bouquin de Maurois, par delà de minuscules mares qu’un chat a déposées dans les parages. Il y en a dans ce coin-là, mais aussi du côté des r (ma récente édition d’écrits de Rohmer est miraculeusement intacte) et des f (un bel album sur John Ford refuse de se rouvrir, sous l’effet d’une miction dont je devine le coupable). La biographie de Foucault par Eribon a également souffert. C’est moins grave.

Charles est au rez-de-chaussée, s’apprêtant pour une promenade. A mes cris répétés, il descend. Je n’ai pas très bien dormi, la nuit dernière, et ma matinée de lecture n’a guère été sereine. Il y a longtemps que je n’avais poussé une pareille gueulante. Heureusement que c’est en sous-sol, à l’abri des oreilles indiscrètes. Ce qui met le comble à ma fureur, c’est que Charles, tout en affectant le plus grand calme, chicane sur le fait de savoir s’il s’agit de ses chats ou du mien. Jamais Gaby n’aurait fait une telle chose, hurlè-je, il ne vient jamais dans cette partie de l’appartement. Soit désir de marquer leur territoire, soit peur, soit malveillance, cela ne peut être que la faute de Mehdi ou de Médée (dont le nom, soudain, revêt une couleur sinistre). Souvent je les ai vus s’aventurer par ici. On sait bien que le mâle prend un malin plaisir à contrecarrer les adultes (tel est le mot que j’emploie), en se perchant sur le faux plafond de la salle de bains ou le fragile toit du jardin.

Charles refuse d’émettre un verdict. Il m’enrobe de paroles lénifiantes, censées exprimer qu’il compatit à l’état de colère où je me trouve. Toujours cette manière qu’il a de voler au devant de l’évidence, ou de me caresser dans le sens du poil, tout en n’en pensant pas moins. Je le soupçonne d’éprouver, à me voir jouer les pères fouettards, un obscur plaisir. C’est la scène où il attend de me donner la réplique, dans le rôle (apparent) du fils respectueux. J’en fais des tonnes, me cassant la voix, martelant qu’il est insupportable que mes livres soient ainsi souillés (ce n’est pas la première fois que cela arrive). Ils ont tout l’espace, au-dessus ; pourquoi faut-il qu’ils choisissent de s’en prendre précisément à mes livres ? L’attaque des oiseaux, chez Hitchcock, n’est rien à côté de ce tremblement de terre.

Charles, dans ces cas-là, fait celui qui gère, qui maîtrise la situation, pendant que je m’abandonne de façon désordonnée à mes affects. On pourrait installer d’autres étagères, afin que les ouvrages ne soient pas posés à même le sol. Ou installer une protection. J’envisage tour à tour ces hypothèses, avec le sentiment de me faire avoir (et en même temps, au fond de moi, une voix rationnelle qui me souffle que ce n’est pas une tragédie, si trois bouquins sont abîmés). C’est comme si une structure se remettait en place, et triomphait du chaos. Je m’accroche à cet esquif dans la tempête, conscient que mon énervement vient d’ailleurs. Il est né à l’étage supérieur, ce matin, tandis que je m’acharnais sur les phrases de Dostoïevski, qui ne voulaient pas émerger du brouillard mental où je m’enfonçais.

Charles propose de disposer un store, ou quelque chose dans ce genre, pour empêcher les chats de pénétrer au sous-sol. Je vais chercher une couverture rouge, laissée par ma mère, et qui s’avère trop petite. Il se saisit de l’espèce de châle recouvrant un fauteuil qu’il a installé dans mon salon (un fauteuil de psychanalyste, droit, noir, austère). Le châle est recouvert de poils de chat. A l’aide de clous, il le tend au-dessus de l’escalier, en le bloquant, de l’autre côté, sous une lampe en forme de rampe de théâtre qui est aussi son ajout au décor. Je n’aurai qu’à soulever, pour me rendre en bas, ce rideau de fortune. Son chat, effrayé par un chien qui paraît soudain à la vitre, s’y écroule. Cela laisse un creux au cœur du vide, comme un hamac.

Entre temps, on est allés se promener. Il a acheté de quoi chasser les odeurs. Je passe un coup de serpillière dans les zones litigieuses. Je repère une humidité suspecte, au dos d’un ouvrage d’entretiens avec Serge Daney. Vérification faite (par Charles), c’est inodore. C’est peut-être moi qui ai aspergé le livre, en nettoyant. Il a passé au séchoir électrique les pages des bouquins endommagés. Celles de l’album sur Ford s’ouvrent à nouveau, elles sont seulement striées, à leurs extrémités, de marques blanches qui mangent les photos. Je remets tout cela en place, avec la hâte de clore ce chapitre au plus vite. Comment se fait-il que ces parutions rohmériennes se retrouvent à cet endroit ? Je les couche sur la rangée, je reprendrai plus tard mes rangements. Chaque inspection de ma bibliothèque réveille un vertige de l’infini, qu’il faut bien conclure.

J’ai oublié de ranger le livre d’Eribon. Je descends à nouveau. Cela représente à chaque fois un effort, car l’escalier est abrupt et mon bras peu agile. Charles a utilisé un produit miracle, qui fait s’évanouir tout souvenir du passage des chats. La housse du futon, elle aussi prise pour cible, a été mise à la machine. Dans un élan d’apostolat, il passe l’aspirateur dans le salon. Il a pris le contrôle de mes émotions. Il m’a rappelé tout à l’heure, pendant que nous marchions, cette scène que je lui avais faite il y a des années, parce qu’il refusait de porter des collants. Nous nous étions engueulés vertement, et d’un seul coup nous nous étions étreints, en versant des larmes. Il aime bien raconter cette histoire. Elle me dérange. Je parle d’autre chose.



J’observe, entre les chats, des jeux de pouvoir. Le mien (Gaby) a cinq ans, celui de Charles (Mehdi) a le même âge. La chatte de Charles (Médée) est plus âgée. Elle a un regard mort, elle miaule à tort et à travers, descend au sous-sol, remonte, terrorisée, pour peu que je l’y invite d’une voix forte. Elle passe l’essentiel du temps à dormir, ou à contempler, sans y prendre part, le manège des deux mâles. Mehdi est un chat suractif, toujours dans vos pattes, se précipitant au bord de l’évier pour quémander de l’eau, se nichant, bruyamment, sur le faux plafond de la salle de bains pour dominer la situation. Ce n’est pourtant pas un chat de gouttière, contrairement à Gaby. Il appartient à une race dont j’ignore le nom, ce qu’attestent son allure de tigre et ses yeux verts. Il a cru, dans ses premiers temps rue Saint-Ambroise, en remontrer à Gaby qui revenait de chez ma mère, et qu’il prétendait renvoyer au rôle de touriste.

La préséance de mon chat s’est bientôt affirmée, d’assez curieuse manière. Chaque matin ou presque, irrité par les attaques de Mehdi qui allaient du feulement à l’agression physique (en passant par l’inspection olfactive de l’arrière-train), Gaby se postait devant le belligérant et poussait une longue plainte, douce et lancinante, qui ressemblait à une offrande de paix. C’est du moins ainsi que je l’interprétais, n’ayant pas l’heur d’assister aux tractations qui se jouaient en coulisses. Quoiqu’il en soit, et sans se départir d’un calme apparent, Gaby a conquis bon an mal an le statut de chef du territoire. Quand il passe dans le couloir, lent, un peu gêné par son poids, imperturbable, Mehdi continue sans conviction de lui renifler le derrière, pour tenter de le faire déchoir de son piédestal. L’autre met un terme feulant et sans réplique à ce reste d’insoumission. Le vassal s’écrase littéralement, se couchant par terre en signe d’allégeance, tel Charles le Téméraire face à Louis XI.

Ces hiérarchies félines restent occultes. Un chat provenant du voisinage, gros, ébouriffé, l’œil hagard, se fait promptement chasser par les deux nôtres, ligués pour bouter l’ennemi hors de leur pré carré. Un cinquième larron, qui ne paie pas de mine, avec son banal pelage roux, leur inspire, lui, une mystérieuse terreur. J’ai vu Gaby, certain soir, réfugié dans les arcanes de mon sous-sol pour fuir l’intrus. Celui-ci va jusqu’à s’installer à la place préférée de celui-là (un promontoire d’observation au-dessous d’un arbre, où s’aventurent parfois les pigeons), sans que mon chat ainsi détrôné ose protester. Il reste immobile au milieu de la cour, Mehdi étendu non loin de lui, Medée les regardant, le félon les narguant depuis son royaume usurpé, comme s’ils reproduisaient un enchantement médiéval.



Un homme surveille son vieux chat, qu’il a laissé en liberté dans le square et qui musarde mollement. Il lui interdit d’aller ici ou là, il le rattrape tout à coup au moment où l’animal s’avise de faire des bonds. Il lui gueule dessus pour lui signifier l’heure du départ. Un chat enfermé, sans doute – et l’on se donne bonne conscience, en ménageant ces escapades. J’ai vu ainsi, ici même, des dames qui promenaient un félin au bout d’une laisse dernier cri. Je doute que cela les réjouisse, ces bêtes, d’être réduites à trois pas contraints sur une pelouse. Ce qui les meut, c’est la chasse, c’est la perspective d’attraper ce petit gibier qui incarne tous leurs désirs. L’homme, lui, projette son plaisir de mettre en scène l’animal dans un décor “naturel”, à la Rousseau, censé correspondre aux aspirations bucoliques qu’il lui invente.

De même, ma mère, quand mon chat vient se coucher devant la porte, à l’heure de son départ ; quand il ronronne sur ses genoux ; quand il saute sur l’appui de la fenêtre en miaulant, pour peu qu’elle s’approche, veut voir dans ces menus tropismes les preuves d’un amour humain. Je suis davantage sensible, pour ma part, à la fatalité que traduisent ces comportements répétitifs. Le chat exprime, mystérieusement, le souvenir de son état, la fidélité à une situation ancestrale qu’il ne se lasse pas de reproduire, en orphelin mécanique de lui-même. Lorsqu’il enfonce ses pattes dans mon pull, comme s’il voulait escalader une imaginaire montagne de chair, je ne saurais dire s’il éprouve une tendresse, une nostalgie de sa maman, etc. Je vois seulement ses yeux vides, et ce geste triste qu’il se croit obligé de faire, parce qu’il y a des poils qui lui rappellent quelque chose. Lorsqu’une ceinture agitée en l’air le fascine autant que la cape agitée par le torero, je vois se déployer, sans état d’âme, ce qu’une mémoire immémoriale lui a transmis : la pulsion d’emprise, de possession d’autrui, d’affirmation de son territoire aux dépens de l’autre qui l’a nourri ou qui va le nourrir. L’amour ? Un bien grand mot. Une sorte de squelette, pourrait-on dire, des sentiments des hommes, toujours prêts à s’envelopper de sublime, et qui se révèlent ici à l’œil nu.



Première engueulade avec Charles, depuis le début du confinement. Alors que nous sommes en train de regarder L’Aventure du Poséidon (c’est notre séquence “films catastrophe”, entamée avec 747 en péril, poursuivie avec La Tour infernale, dans les haus cris d’une terreur qui nous force parfois à nous voiler le visage), je fais une remarque sur ces hommes qui s’emploient à redresser un arbre de Noël, pour échapper au piège où ils sont tombés. Le bateau s’est renversé, il y a eu des morts. Je reprends, sur un ton persifleur, mon antienne sur l’inégalité entre les sexes, qui n’est pas celle qu’on nous serine en permanence. “Ce sont des femmes qui font ce boulot ? Encore une preuve de la domination masculine !“

On a eu plusieurs fois cette discussion, concernant des féministes qui se plaignent que les femmes soient exposées davantage au COVID – ou aux guerres. Charles n’entre pas dans mon jeu. Je lui reproche de se censurer sous l’effet d’un surmoi, ou sous l’influence de son ami Viken (dont l’ombre-repoussoir hante nos débats, et il s’en amuse d’habitude). Il durcit le ton. Il me dit que ce sont des hommes qui sont aux commandes du navire, et responsables du naufrage. Cette mauvaise foi m’exaspère. Je ne sais pourquoi, je sors de mes gonds, haussant la voix tandis qu’il affecte un calme dédaigneux. J’ai l’impression qu’il me provoque, qu’il fait tout pour que j’explose. Dans une crise d’autorité, j’interromps le film.

Il résiste à mes tentatives de lui faire admettre l’évidence (ou ce que je considère comme tel). Il se lève, il va se coucher. Je sens le sol se dérober sous moi, un abîme qui s’entr’ouvre dans notre vie commune, alors que jusqu’ici tout se passait le mieux du monde. Nous sommes restés près de deux mois confinés ensemble, sans aucun conflit. Je m’empresse de m’excuser. Je réitère mes excuses, tout en lui reprochant de ne jamais se remettre en question. Quand tu seras calmé, me dit-il. Non, non, je suis très calme. Il revient s’asseoir. J’avoue que je m’emporte facilement. “Mais cela retombe aussitôt.”

On remet le film en marche. J’ai une larme prête à sortir, lui aussi sans doute. Je me garde d’une effusion qui lui ferait trop plaisir, qui comblerait son goût du pathos (car il a le pathos larmoyant, quand je l’ai tonitruant). Les hommes, au fond du navire, sont arrrivés à redresser l’arbre. On fait une ou deux remarques convenues, pour montrer qu’on s’intéresse à l’histoire, qu’on est repris dans le flux du récit. Combien vont survivre ? On a peur pour les autres.



Discussion de trottoir, l’autre jour, avec Charles, alors que nous marchions vers le quartier de ma mère. J’étais tellement agacé par notre polémique que je n’ai pas perçu un mot de ce qu’elle disait, depuis son balcon, dans le vacarme de la rue et des voitures. J’ai bien essayé de l’associer à notre débat, mais le cœur n’y était pas et j’étais de mauvaise humeur, pas à l’aise pour argumenter. Le seul fait que je me sois laissé aller à cette conversation interminable est le signe que je n’étais pas en forme. En temps normal (à supposer qu’il existe jamais un temps normal), j’aurais pesé le pour et le contre.

En l’occurrence, je me suis donné le rôle du détracteur d’Anne Hidalgo, face à Charles qui soutenait mordicus sa politique écologique. La pomme de discorde a été l’annonce, par moi commentée, de la prochaine (et durable) interdiction aux voitures de la rue de Rivoli. Me voici tempêtant contre ces trois heures qu’on passe coincé dans les embouteillages, dès lors qu’on prend un Uber. Sans compter le métro, devenu une Cour des miracles où l’on reste debout au milieu de gens serrés comme des sardines. Charles a beau m’expliquer que ce n’est pas du ressort de la mairie, que la voiture tue, ou qu’Hidalgo fait une politique courageuse en prenant ses électeurs à rebrousse-poil (l’Histoire jugera, selon lui), je m’emporte en convoquant mes souvenirs de circulation impossible, ou le témoignage d’une copine de banlieue excédée. Je noircis le tableau à plaisir, présentant Hidalgo comme une cynique qui, sous couvert de dépolluer Paris, l’interdit aux pauvres et aux non-Parisiens. D’ailleurs, sa stratégie est dans le droit fil de celle de Christine Boutin, quand celle-ci était ministre du logement. Charles s’énerve de cet amalgame, où se confondent des compétences qui n’ont rien à voir.

Je déploie une mauvaise foi insolente, je ne veux rien entendre, je concède seulement, du bout des lèvres, qu’il est bon de promouvoir la voiture électrique. Cela n’a aucun sens de fermer les voies sur berges toute l’année. Elles sont, au long de l’hiver, désespérément vides, et cela n’a aucun effet sur la pollution. J’ai dû lire de vagues choses à ce propos, je ne crois pas vraiment à ce que je raconte. Je me laisse entraîner, je ne sais où, par la machine aveugle de la parole.