Ce dimanche, c’était mon anniversaire. En me levant, je me disais que ce serait au moins l’occasion d’une exception à mon régime, et d’une bouteille de champagne. C’était compter sans Facebook. Dès neuf heures du matin, les messages fleurissaient sur mon mur, provenant pour la plupart de gens avec qui je ne communique jamais en temps normal. Des danseurs russes, des cinémathécaires brésiliens croyaient bon, tout à coup, de m’envoyer des bouquets, de me souhaiter dans toutes les langues un happy birthday. D’autres, plus affûtés, adaptaient leurs vœux à l’air du temps en me souhaitant une bonne quarantaine, un heureux confinement, etc. Que répondre ? J’ai cherché, parmi ces messages, ceux qui émanaient de gens que je connais, et j’ai posté à leur intention un petit cœur. Pour le reste, je me suis contenté d’un simple like.

Il y a aussi tous les messages perso, dont l’agrément est diminué du fait que sans Facebook, personne ne songerait à votre anniversaire. Il faut trouver, pour chacun, une réponse un peu originale, alors que ce qu’on vous écrit, c’est toujours la même chose. J’espère que malgré le confinement, et ainsi de suite. Malgré tout, j’ai plaisir à voir resurgir Untel ou Unetelle. La petite copine d’un ami, d’habitude inséparable de celui-ci, a choisi de se replier seule plutôt que de subir sa famille. J’affecte de m’en désoler. Je rumine un début d’amertume – parce que Charles, à dix heures passées, ne m’a toujours pas souhaité mon anniversaire. Il ne m’a même pas dit bonjour en se levant. J’attribue cela à la migraine ophtalmique qui, dit-il, l’a tourmenté cette nuit ; à son côté anticonformiste, anti-famille. On ne change pas les gens. Cela ne l’empêche pas de m’aimer. Je poursuis ces pensées en regardant un film de Pabst, qui évoque la montée de la paranoïa antisémite dans la Hongrie des années 1880. Aux horreurs que réveille cette histoire, et qui m’impressionnent grandement, se superpose mon sourd malaise.

Interrompant le film, il pose sur mon bureau un paquet de gâteaux, qu’il a dénichés dans l’une des rares pâtisseries encore ouvertes. “Joyeux anniversaire”. Je suis très touché de cette petite mise en scène, et reprends mon visionnage, remettant à la pause thé le moment de répondre à Arthur, qui me bombarde de SMS. Ma mère me laisse deux messages vocaux. Le premier est ce qu’on pouvait attendre. Le second marque son impatience de n’avoir pas de réponse. A part prendre ma douche, qu’est-ce que je peux bien faire. Je rappelle Arthur, je rappelle ma mère, inhabituellement gentille. Elle m’avoue que sans lui, elle ne se serait pas souvenue de mon anniversaire. Elle perd la notion du temps. Elle m’embrasse. Elle m’a envoyé un texto plein de petits cœurs. Ce n’est pas si fréquent.

D’autres échanges, avec des gens qui ne se rappellent pas forcément cette date. Peu importe. Je me sens prêt, aujourd’hui, à aimer tout le monde. Je noue, avec des inconnus croisés sur Facebook, un dialogue qui brûle les étapes. Joyeux dernier anniversaire, m’écrit un ami au style caustique. Il me donne rendez-vous ce soir, à vingt heures. J’ignore à quoi il fait allusion. Sur mon bureau, autour duquel on s’apprête à dîner, Charles dispose bizarrement deux bougies. Aux fenêtres du quartier, on entend, comme chaque soir à huit heures, des applaudissements destinés au personnel hospitalier. On fait un commentaire un peu cynique, du genre : ils se donnent bonne conscience. Voilà que je vois surgir, sur l’écran de mon ordinateur, un, puis deux, puis trois visages amis. Charles a organisé un chat collectif. Je ne sais plus où donner de la tête. Je souffle une bougie. Chacun y va de son petit mot affectueux, souvent inaudible, ou audible avec un temps de retard. Du coup, je me sens obligé de faire des formules bien sonores, qui vont imposer le silence et faire rire toute la galerie. J’ai hâte que se termine cette représentation. On se fait des grands signes d’au revoir, en entonnant l’air d’Aglaé et Sidonie, dans les dessins animés de notre enfance. C’est comme une série de caricatures qui s’éteignent, l’une après l’autre.

Il m’en reste une émotion. Nous sommes plongés, ces jours-ci, dans un monde encore plus virtuel que d’ordinaire. La vie reflue, se raréfie, et se réfugie sur internet. Les rues sont désertes, les messageries surpeuplées. On va peut-être mourir sur notre île, mais ensemble.




En discussion avec un homme, sur Facebook, qu’a troublé mon film C’est l’homme et à qui j’envoie, pour le troubler encore plus, des photos de moi ligoté ou travesti. Il réagit parfois d’une manière qui m’excite, en se mettant dans le rôle du voyeur dominateur, et en me disant ce que j’attends. J’ai le tort, sans doute, de trop le pousser dans ses retranchements. S’il se contente, à l’envoi d’une nouvelle photo, de m’adresser un smiley ou un commentaire laconique, je lui demande, régulièrement, avec l’insistance d’un enfant questionnant son père : Qu’aimez-vous dans cette image ? (car le voussoiement est de mise, tout au long de ces échanges qui ne vont jamais bien loin).

S’il ne me répond pas assez vite, j’ajoute un smiley (du style coquette effarouchée, les yeux baissés, rougissant du désir de l’autre). Et puis une nouvelle phrase, faussement respectueuse. Si je puis me permettre de vous poser cette question. Il ne répond toujours pas. Je rajoute un smiley, avec des yeux constellés de cœurs, pour qu’il sache bien que je suis en ligne. Il répond volontiers à côté. S’il me tend à son tour une perche (du style j’espère que les nœuds sont bien serrés), je repars dans un roman passionné dont j’aimerais qu’il soit le personnage principal. J’essaie de le faire parler comme ce personnage que j’imagine. Le texte est déjà écrit et et il n’a qu’à suivre, à la lettre, mes plus secrètes intentions.

Il finit par me dire que ce qui le trouble surtout, c’est mon désir d’être attaché. Il trouve cela touchant. Ce n’est pas exactement la réponse que j’attendais. Je lui précise, d’ailleurs, que j’aime en fait être vu, être représenté comme attaché. Pour la première fois, je ne lui parle plus en tant que personnage, mais en tant que vraie personne.




Ces jours-ci, en moyenne, beaucoup plus de demandes d’amitié sur Facebook que je n’en avais par le passé. Je vois surgir de nulle part des Etienne Picard ou des Maïté Crozon-Bowles, dont j’ai souvent la flemme de vérifier qui ils sont. Ah si, celle-ci est plasticienne et poste des photos de ses vernissages, où semble régner une humeur joyeuse. Une vidéo la montre embrassant à pleine bouche un invité. On dirait un fake, mais non, et puis peut- être que si. Je me méfie de ces comptes bidon, que signale volontiers un nom composé et improbable. On y voit des photos savamment retouchées (parfois ornées de petites moustaches et d’oreilles de lapin), où une jeune femme blonde, les épaules dénudées, savoure quelque apéritif sur une terrasse, au soleil couchant. Elle est fréquemment accompagnée de ses enfants, qui sourient pour exprimer leur bonheur. Il y a des paysages de rêve, des bords de mer exotiques.

Ce qui est le plus fascinant, ce sont les commentaires. – Trop mignon, ton petit bout d’chou. – Je l’adore. Merci Audrey. – Comment fais-tu pour garder la ligne ? – Ca, c’est mon secret. – Waou, les vacances d’enfer ! – Tu l’aimes, mon petit cottage ? Etc. Il y a aussi, en gros caractères, les citations d’Albert Camus, ou les liens vers un reportage sur la maltraitance animale. Les posts à bons sentiments fleurissent, louant le choix de cette profonde pensée, tout en faisant, au passage, un gros bisou à ma cousine chérie. C’est un catalogue, à la Flaubert, des formules toutes faites dans l’air du temps, et des fautes d’orthographe autorisées. Cela semble conçu par un logiciel, ou un algorithme, tant chacune des cases est bien cochée.

Je m’abîme dans cette lecture. Non sans un trouble, par moments, à m’apercevoir qu’un compte que je croyais factice est celui d’une personne réelle. Quelle différence ? Bien sûr, des arnaqueurs se dévoilent. Une nana que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam me demande comment je vais, ce matin. Un type me propose d’acheter pour lui des pièces rares, lors d’une vente en ligne. Il me les rachètera par la suite. Je les renvoie dans les cordes, avec des mots blessants qui paraissent n’éveiller en eux nulle émotion. De même, ces gens qui sollicitent mon amitié sans plus, sans rien ajouter. J’essaie d’ébaucher un dialogue, en leur envoyant à tous la même phrase (car moi non plus, je n’ai pas de temps à perdre). Bienvenue ! Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre amitié ? La plupart d’entre eux me répondent : les hasards de Facebook, ou des amis communs. Ils aiment le cinéma, ils ont cru comprendre que je travaillais dans la culture. Dans le meilleur des cas, ils me parlent de ma biographie de Rohmer, un auteur qu’ils affectionnent.

Beaucoup ne répondent pas. Je les relance, à coups de points d’interrogation qui se perdent dans le vide. De temps en temps, j’arrive à créer le contact : par exemple, avec un garçon qui a vu mon film C’est l’homme. Je l’entraîne dans des plans sur la comète, en imaginant des happenings à base de bondage. Mais il se lasse de commenter mes photos. Cela vaut peut-être mieux, car son profil abonde en visions sataniques, et en fantasmes de messe noire qui font craindre le pire. Un autre mord à l’hameçon. Un jeune peintre, qui barbouille des portraits psychédéliques à la Basquiat. Il aimerait m’avoir comme modèle. Je l’embrigade dans mon univers, et lui propose des formules christiques où mon masochisme pourrait s’épanouir. Il joue le jeu, dans les commencements, répondant à chaque image que je lui envoie par des gloses psychanalytico-philosophiques inspirées. Je m’étonne, au téléphone, de le trouver moins disert. Il m’a l’air un peu fragile, et m’avoue qu’il est sous traitement médicamenteux. Le côté érotique de mes propositions le met mal à l’aise. Il campe décidément sur le terrain de la sublimation exaltée. Peu à peu, nos échanges sur messenger se raréfient.

Aujourd’hui, je suis en conversation avec un type qui m’a parlé de ses bandes dessinées porno. Je lui ai envoyé, pour le faire réagir, une photo de moi dans La Tour de Nesle : ligoté au fond d’une geôle, à la merci d’une mystérieuse créature qui tient une torche dans les ténèbres. Ne comptais-tu pas revoir quelqu’un avant de mourir ? Tel est le sous-titre qui orne cette capture d’écran. J’y ai rajouté un commentaire d’actualité, présentant la scène comme ma version personnelle du confinement. Il m’a demandé ce qu’elle racontait. Devinez. Il m’a fait une jolie réponse, sur cet homme aux collants jaunes que reviendrait visiter son amour perdu. Comment diable a-t-il pu déchiffrer cela ? Il y a là un fil à tirer, dans le labyrinthe.




Discussion, sur Facebook, avec un type que j’ai croisé dans une page de commentaires sur Julien Green. Je m’amuse parfois, à l’heure de l’apéro, à rechercher sur l’historique des réseaux sociaux les allusions à tel écrivain que j’admire ; dans le cas de Green, on tombe sur des lecteurs confits en dévotion, qui citent de lui les phrases les plus convenues, ou sur des thésardes qui s’intéressent à son œuvre à l’autre bout du monde. Le présent lecteur ne s’attache semble-t-il qu’à son théâtre. Il a lu toutes ses pièces (dont certaines que je n’ai pas lues moi-même), et se livre à de doctes gloses, dans nos messages privés, sur la structure dramatique de Demain n’existe pas, ou le rêve prémonitoire dans L’Ennemi. Ses analyses frisent le lieu commun. Il a l’air tout fier de m’apprendre que Green était catholique.

Je vante Sud, que j’ai naguère mis en scène, et fais mousser mon accès à INA Média Pro où j’ai récemment écouté la version princeps : celle de 1953, interprétée par Pierre Vaneck et Anouk Aimée (cela fait partie de mes excursions du dimanche après-midi, où je remonte à la source de pièces que j’ai aimées, découvrant, dans une relative désillusion, des enregistrements qu’à seize ans je me serais damné pour entendre). Vaneck était excellent, lui dis-je, et Aimée exécrable. Il convient que le rôle de Regina prête aisément à l’hystérie, et sollicite des précisions sur la fidélité à l’atmosphère du vieux Sud, telle que Green l’a reconstituée sur scène. Je ne sais que lui répondre. Il me paraît désireux de m’épater par des considérations techniques, tandis que je cherche à l’entraîner dans mes obsessions.

Il n’a pas eu le temps de lire le reste de l’œuvre de Green, ses romans, son journal. Je lui assure que c’en est la part la plus importante. Selon lui, de toute façon, le journal est un genre sans intérêt : ou bien on le publie de son vivant dans la Pléiade, et ce n’est qu’un déguisement ; ou bien il fait l’objet d’une parution intégrale, et ce ne sont que coucheries. Le journal, décrète-t-il, ne reflète jamais que l’ego surdimensionné de son auteur. Je renonce à démêler, dans ces propos que j’ai souvent lus ou entendus, le rôle que jouent le conformisme, la jalousie, etc. Je lui réponds qu’il tombe mal, car je publie régulièrement des volumes de mon journal intime. J’ajoute que c’est, à mes yeux, le genre littéraire royal, l’un de ceux qui résistent le mieux au temps s’il est pratiqué avec rigueur.

Je m’en veux de cette pétition de principe ronflante, mais il est neuf heures du matin et les mots ne viennent pas. Je voudrais lui parler de l’humanité du diariste, je voudrais citer Gide, Léautaud ou Jules Renard – mais je donnerais des verges pour me faire battre, car il a fait en sorte de ruiner, d’avance, toutes mes objections. Nullement gêné par sa gaffe, il reprend le duel. C’est quoi, un journal pratiqué avec rigueur ?




Sur Facebook, je m’amuse à parcourir ces pages où des femmes se plaignent des manipulateurs qui ont gâché leur vie. Elles croient dur comme fer à la théorie du pervers narcissique, ou pour aller plus vite du “pn”, catégorie fourre-tout où se retrouve, fatalement, l’homme qui les a trahies et abandonnées (en général pour une fille plus jeune). Celle-ci, aujourd’hui, s’indigne que son ex se lève tôt le matin (alors qu’avec elle il était impossible de le sortir du lit). Ou même qu’il veuille travailler, lui qui ne foutait rien. Elle sait tout cela, manifestement, grâce aux posts qu’il publie, et où elle voit d’odieux stratagèmes pour continuer de la faire souffrir. Une commère compatit, reconnaît dans ces traits ceux du pervers honni.

Une autre (ou la même) se distingue du tout-venant, en reprochant à son ex de préférer les femmes plus âgées. Une seconde internaute surenchérit. Elle n’a pas honte, celle-là, de ramener un jeune devant ses enfants ? C’est un chaudron inépuisable, où le ressentiment n’en finit pas de recuire. Des émissions sont postées en boucle, où des femmes éplorées, assises sur leur lit, racontent comment leur prince charmant est devenu un monstre. Elles reviennent sur le fait qu’il a essayé de leur faire croire qu’elles étaient coupables. C’est lui, le Mal. Aimait-il se faire prendre en photo ? C’est la preuve que c’était un pn. Le mien aussi était comme cela. N’aimait-il pas se faire prendre en photo ? C’est la preuve que c’était un pn. Ils préfèrent ne pas laisser de traces, agir dans l’ombre.

Parfois, une voix s’élève, pour oser contester qu’un type qui quitte sa compagne fasse forcément partie de l’engeance maudite. On la balaie. Il ne saurait être question de céder un pouce de terrain. Une passionaria des réseaux sociaux rend hommage à ces merveilleuses guerrières que sont selon elle les femmes. Une autre décrit les hommes comme une classe, contre laquelle il faudrait lutter (on est passé à un étage au-dessus, celui du discours militant). Drôle de guerre, drôle de lutte des classes, qui font ma joie et ma terreur.




Nouveau Skype, hier après-midi, pour commenter un film que j’ai demandé à mes étudiants de regarder. La semaine dernière, ils n’étaient plus que deux. Le garçon aux cheveux longs, un peu snob, qui avait sollicité une séance sur Les Amours d’Astrée et de Céladon, a disparu. Il a dû être agacé par mon choix de films des années trente. Restait une demoiselle aux cheveux courts, au look queer, qui m’a proposé un dossier sur un opus de Michel Gondry. Elle ramenait la question féministe hors de propos, disait tout et n’importe quoi, ne se laissait pas démonter par mes réponses. Elle est partie.

J’imagine que mes propos décousus, sur des films en noir et blanc qu’ils découvrent en mauvaise définition sur YouTube, les ont lassés. Ils ont une note-plancher de 12/20, ils sont sûrs d’avoir leur semestre. C’est humiliant pour moi. Cela permet d’officialiser le tête-à-tête qu’étaient, peu à peu, devenues ces séances, avec le plus brillant élément de la petite troupe. Il est fidèle au poste, prêt à prendre des notes. J’affecte de croire, pour sauver la face, que tous les étudiants sont frappés du COVID. Il rit poliment. Non seulement il a vu Thérèse Desqueyroux, mais il a commencé à lire le roman de Mauriac. Il me fait des remarques que je trouve fines, sur le goût des monstres qui rapproche Mauriac de Franju. Il sait qui est Edith Scob, il a vu Les Yeux sans visage, et Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour. Le dossier qu’il prépare pour moi, d’ailleurs, porte sur l’adaptation de L’Amant de Marguerite Duras. Je devine un goût du lyrisme, qui le rend sensible à ces histoires de femmes passionnées.

Autant que le traduit la connexion défectueuse, qui hache les phrases et décompose le visage, il est animé d’un enthousiasme rafraîchissant. Le seul fait, dans ce désert, d’être capable de citer Baudelaire ou Nietzsche est un miracle que je n’attendais plus. Je saisis les perches qu’il me tend, en m’emmêlant dans des références philosophiques que je ne maîtrise guère, en cachant ma dilection coupable pour les vieilleries mauriaciennes. J’enrobe mes affects d’un supposé savoir, et il note mes formules. C’est lui qui m’éclaire, tel Jean Azevedo, le bel étudiant qui interrompt l’ennui provincial de Thèrèse, et lui fait entrevoir la vie de l’esprit. Ses cheveux forment un casque en désordre, à la manière d’un jeune premier d’avant-guerre.

Je déambule dans ces allées mortes, dans ces chemins qui ne mènent nulle part. Il me donne l’illusion, quelques instants, que je n’y suis pas seul. Puis, ayant écrasé une cigarette, elle marcha au hasard. Je lui récite, en me trompant, cette phrase finale du roman, qui semble le troubler. Un roman s’ébauche, en moi, tandis qu’une fois notre dialogue terminé, je vais rechercher sur Facebook l’image de ses traits purs.




Le film que j’ai choisi pour mes étudiants, cette semaine, est Regain de Marcel Pagnol. Ce n’est pas mon préféré, mais c’est le seul que j’aie trouvé sur YouTube (dans une qualité médiocre). La veille de notre séance Skype, pour me donner bonne conscience, j’en revois quelques morceaux. Ce n’est pas meilleur que dans mon souvenir : une succession de scènes à faire, où Fernandel, notamment, cabotine à outrance. Après vérification sur Wikipédia, ce personnage, dans le récit de Giono (que j’ai lu il y a fort longtemps), n’était pas si développé.

Mes étudiants ne l’ont pas lu. Les deux jeunes filles gardent le silence. Les deux garçons, comme d’habitude, occupent le devant de la scène, et saisissent les perches que je leur tends. J’ai du mal à établir un vrai dialogue, à plus forte raison sur cette machine. C’est plutôt un monologue, précédé d’une ou deux questions où j’essaie de leur faire deviner d’avance ce que je vais dire. Une fois lancé, je ne m’arrête plus. Ils n’ont pas su déceler le discours crypto-pétainiste du film (ils n’ont jamais rien vu de Pagnol). Qu’à cela ne tienne, je pars dans des synthèses historiques qu’ils écoutent, le casque aux oreilles. Sur l’importance de la parole, et du décor naturel, un étudiant me fournit les bonnes réponses pour nourrir ma logorrhée.

Je n’oublie pas l’obligatoire parenthèse sur la place de la femme dans cet univers. J’admets qu’on puisse trouver de la misogynie chez Pagnol (cf. La Femme du boulanger), mais pas dans ce film. Je détaille les épisodes qui appuient mon point de vue. Cela ne convainc guère l’étudiante silencieuse depuis le début – ou peut-être ne m’a-t-elle pas entendu. Elle se manifeste : “Si on montrait ce film à une féministe, elle serait choquée.” J’affecte un calme aussi grand que mon énervement intérieur. Je prends la voix la plus suave pour l’inviter à développer sa pensée. Elle cite la séquence où le personnage d’Orane Demazis se fait violer par plusieurs hommes. Elle pourrait citer la suite (où Fernandel l’utilise comme bête de somme pour transporter sa meule), mais je ne lui en laisse pas le temps.

Faut-il confondre les actions des personnages avec la vision du metteur en scène ? Est-ce que Pagnol au contraire, dans ces séquences (dans celle, aussi, où le rémouleur vend au paysan sa compagne pour le prix d’un âne), ne décrit pas avec noirceur la condition féminine dans ces milieux ? Elle en convient, et les garçons, autour d’elle, doivent s’amuser qu’on ramène toujours ce sujet sur le tapis. Je ne prétends pas pour autant, dis-je en riant, que Pagnol soit féministe. D’ailleurs, ce n’est pas un critère de qualité cinématographique. Elle est K. O., renonçant à me répondre, n’en pensant pas moins. Les fenêtres se referment l’une après l’autre, l’écran se vide.




J’ai demandé à mes étudiants de regarder la seconde version de Nana, réalisée en 1955 par Christian-Jaque. Un film que j’ai bien aimé dans mon adolescence, où m’impressionnaient le jeu de Charles Boyer et l’évocation foisonnante du monde du spectacle sous le Second Empire. Je retrouve, en le revoyant, ce qui me plaisait à l’époque, et continue de me plaire. Les défauts me gênent davantage : la vulgarité de Martine Carol (bien sûr), la vulgarité surtout des situations et des rapports entre hommes et femmes. Quand elle chante Faut que ca saute !, j’entends une grivoiserie peu ragoûtante, là où je n’étais sensible naguère qu’à la désuétude de la musique. Quand Noël Roquevert la culbute au milieu des billets de banque, la puissante noirceur que j’admirais fait place à la bassesse. Les personnages ne sont mus que par les ressorts les plus triviaux, et la sortie même du comte Muffat, quand il assassine Nana (une invention de Jeanson et Christian-Jaque), déploie une cruauté en trompe-l’œil. L’ensemble est efficace, et fait grande impression à Charles, qui est un peu, à mes côtés, le gardien fidèle de l’adolescence.

Deux au moins de mes étudiants (sur les quelque cinq rescapés que j’ai pu retrouver sur Skype) ne semblent pas, eux non plus, avoir détesté ce film. Martine Carol a été jugée plus convaincante que Catherine Hessling, dans la version Renoir. Un garçon, déjà repéré la semaine dernière pour ses interventions pertinentes, s’amuse du parler années cinquante des interprètes, marqué dès la première scène où Jean Debucourt est censé être Napoléon III. Il voit bien les applications qu’on peut faire de tout cela à la société française de la IVeme République, enlisée elle aussi dans un régime sclérosé. Il est presque seul à parler. Deux jeunes femmes gardent le silence. Ainsi qu’un Asiatique, très beau, dont j’ai du mal à distinguer si c’est un garçon ou une fille. Il y a également un garçon qui me paraît intelligent, mais chacune de ses prises de parole s’accompagne d’un évanouissement de l’image, comme s’il devenait un hologramme. Régulièrement, un bug se produit et je me retrouve tout seul face à mon image, à moi, la barbe drue et désenchanté. Je ne suis pas très à l’aise, car l’écriture a été difficile, ce matin, et il m’en reste un sentiment de culpabilité, le sentiment de n’être pas tout à fait moi-même. Je débite de vagues généralités sur la “qualité française”, je les invite à voir Gervaise, PotBouille, etc. Le cœur n’y est pas. Des anges passent, car je ne sais plus que leur dire. Je me raccroche, in extremis, à des considérations exaltées sur la tradition de la couleur locale (c’est-à-dire de l’adaptation comme moyen de coller à l’Histoire, là où les modernes creuseraient l’écart). Je me demande s’ils sont conscients de ma déroute. Je les quitte, parce qu’il faut bien, hanté par ces phrases en moi qui restent en suspens.




Quelques heures avant l’heure fixée pour mon cours sur Skype, mon étudiante russe, faisant du zèle, m’invite à faire partie de ses contacts. Je suis en train d’écrire, et cela me dérange. Une sonnerie d’alerte retentit dans le silence, assortie d’un message qui surgit sur mon écran. D’autres messages d’étudiants vont suivre. A seize heures, ils sont sept ou huit, dont l’une tente obstinément d’ouvrir la conversation, sans passer par la case contact. Je les invite à patienter jusqu’à 16 h 30. Le temps que je comprenne comment marche cette machine.

Ca y est. Je ne vois d’abord que ma tête, prise dans une contre- plongée peu flatteuse, la barbe a poussé, les yeux sont cernés. Et puis l’écran se peuple de visages, m’évoquant ce film que je n’ai jamais fini de regarder, L’Etrangleur de Boston. Où sont passés les autres ? Je clique plusieurs fois sur des icônes, qui ne s’animent pas. Aucun des étudiants en ligne ne daigne m’aider. Face à mes efforts désespérés, l’un d’eux m’explique que Skype ne peut accueillir plus de quatre fenêtres. Le reste de la troupe m’écoute, hors champ. Du coup, je ne sais plus trop à qui je parle, j’entends des voix d’outre-tombe, ceux qui sont là ne bougent la bouche que lentement. Mon étudiante russe laisse des traces décomposées dans l’espace, à la Loïe Fuller.

Heureusement, elle s’exprime comme une actrice de théâtre, disant, tout à trac, combien l’actrice du film (Nana, de Jean Renoir) l’a énervée. Comment peut-on croire que tous les hommes sont amoureux de cette femme ? Son franc-parler tranche sur le côté compassé, coincé, des étudiants français. Une jeune femme, en bas à droite, demeure immobile et silencieuse, s’avouant seulement gênée face au jeu “exagéré” de l’héroïne. Dans un éclat de rire un peu forcé, je constate que la gêne créée par le mutisme des étudiants est décuplée sur cette application. Un garçon assez beau, en haut à gauche, se jette à l’eau et commente l’impression de rigidité qui se dégage à ses yeux du film. Même si le mot me paraît excessif, j’essaie de leur faire dire, avec force ruses, ce que j’ai en tête : le rattachement de Renoir, par delà la tarte à la crème de l’impressionnisme, à une tradition de théâtre et de caricature qu’il épuise (littéralement).

Un étudiant invisible me donne raison. Non, il n’y a guère de picturalité dans cette Nana, peu de jeux sur la lumière. Il la rapprocherait plus volontiers du cinéma expressionniste allemand. Je cite la séquence finale, où il y a du jeu sur la lumière, plutôt allemand en effet. D’ailleurs, le film a été tourné à Berlin, avec des acteurs empruntés à Pabst. Je vois venir le moment où cela va tourner au monologue, où je vais pallier les temps morts et les flottements par une parole qui ne s’arrête plus. C’est ce qui se confirme. Je ne les regarde plus, je tourne mes yeux vers l’intérieur, vers un enchaînement de phrases qui se fait malgré moi. Il y est question des débordements du désir, de l’animalité derrière le masque social (je m’interromps pour leur faire dire le nom de Stroheim, en un quizz guère créatif), de l’avènement du cinéma sur les ruines du théâtre.

Mon démon me rattrape. Il consiste à chercher une structure interne, un discours caché dans la parole. Un discours qui me justifierait d’avoir, soudain, retrouvé la liberté et le plaisir d’enseigner (à ma manière). Ou m’en punirait. C’est pourquoi je marque un essoufflement, dans la deuxième partie de mon propos, en disséquant le regard que porte Renoir sur la société du Second Empire. Si Nana est aussi ridicule, c’est qu’elle est vue par les yeux de ces hommes qui la renvoient dans les ténèbres. Elle n’est que le vestige d’un monde tombé en poussière. J’en rajoute dans les formules ronflantes, et pas très justes. Trop tard pour revenir en arrière. Je jette mes dernières fusées, en convoquant pêle-mêle Bertolt Brecht, la cuisine au sol en damier qui préfigure celle de La Règle du jeu, la construction en saynètes qu’on retrouvera jusque dans La Marseillaise. Je crois même bon d’avouer mon peu de goût pour les films tardifs de Renoir. C’est un flot de parenthèses, d’incidentes et de repentirs qui me donne bonne conscience, et les laisse pantois.

Ils n’ont pas de questions. Je leur donne rendez-vous la semaine prochaine, je les inviterai d’ici là à voir un autre film disponible en ligne. Leurs saluts me touchent. Je me dis, malgré tout, que ce micro-lien hebdomadaire n’était pas une mauvaise idée. Après coup, je reconstitue, tant bien que mal, la continuité fragile de mes mots.




Ce matin, comme hier soir, une flopée de mails émanant de mes collègues de la fac. Je ne sais comment, l’écriture inclusive s’est imposée comme une norme, obligeant le lecteur à faire des contorsions pour ne pas se croire affligé de troubles oculaires. La responsable du master a organisé un moodle pour que chacun puisse mettre en ligne le contenu de ses cours. Elle s’inquiète des conventions de stage, des modalités de soutenance. D’abord seule à s’agiter dans le désert, elle est bientôt rejointe par d’autres enseignants qui débattent, dans une cacophonie de plus en plus vaste, des modes de validation. Cela fait bientôt quatre mois, en effet, que les cours n’ont pas eu lieu, pour cause de grève des transports, puis de grève du corps enseignant en riposte aux réformes qui menacent. Les uns plaident pour une note-plancher de 12/20, les autres préconisent plutôt un 14, pour ne point trop pénaliser les étudiants grévistes. On parle d’une pédagogie à base de distanciation sociale, qui consisterait à enseigner depuis chez soi, tout en tenant compte des difficultés de certain.e.s inscrit.e.s à faire un travail à domicile. Une maîtresse de conférences, en des flambées robespierristes, dénonce l’idée qu’il faudrait enseigner malgré tout, et s’alarme des inégalités de notation.

Je lis tout cela en diagonale, m’amusant des marottes de X ou de Y, ennuyé de devoir me plier à des directives. Je me suis contenté d’envoyer, aux deux seuls étudiants de master que j’avais pu identifier, un mail leur proposant mollement d’organiser un Skype. J’ai reçu pour l’instant deux réponses : une personne asiatique inconnue de moi, et une jeune fille russe dont je dirige le mémoire. Elle s’appelle M…, et a choisi un sujet peu conforme à l’air du temps (ce qui n’est pas pour me déplaire), sur la couleur dans les adaptations littéraires de Claude Autant-Lara. Peut-être qu’Autant-Lara est un cinéaste culte en Russie. Elle a déjà planché sur Le Rouge et le Noir. Pour l’heure, elle se concentre sur Marguerite de la nuit, Le Joueur et La Jument verte. Je ne me souvenais plus que ce film-ci était en couleurs. “Bien sûr, puisque la jument… elle était verte !”, m’a-t-elle rappelé avec un accent à la Popesco qui m’a fait éclater de rire. J’apprécie son enthousiasme, même si je ne comprends pas grand chose à ce qu’elle veut démontrer dans la symbolique des couleurs. Elle a une tête ronde, les yeux exagérément clairs.

A chacun des rendez-vous improbables qui ponctuent ce long entracte, elle est là, toute seule, transportant sa foi dont personne n’a que faire. On va à la caféteria, et je lui fourgue un sujet de dossier sur les adaptations théâtrales chez Lara. Elle est contente de pouvoir dépenser son énergie, même si elle aimerait bien que les cours reprennent. La voilà bloquée en France dans le chaos, alors qu’à ma connaissance, le COVID en Russie n’a guère fait de victimes. Des pauvres conseils que je lui donne au téléphone, elle me remercie comme d’un précieux bienfait. Elle a un faux air de Sonia dans Crime et Châtiment, attendant, patiemment, une rédemption qui ne viendra pas.