Ces crises qui me saisissent dès que la technologie me résiste, Charles les observe avec un mélange de perplexité, d’effroi et d’hilarité contenue. L’autre jour, il s’agissait de mon code d’accès ITunes, que je n’arrivais pas à retrouver et pour cause – puisqu’on s’obstine à vous demander une majuscule, une minuscule, un caractère spécial, etc. Ce qui rend rigoureusement impossible le fait de mémoriser ce foutu code. C’est le constat que je fais auprès de Charles, tout en m’emportant contre la machine comme si elle m’en voulait personnellement. Je prends, dans ces moments, un ton que je ne saurais définir, fait à la fois d’insistance, de ralenti, de rage prête à exploser. Il garde un calme olympien, m’invente patiemment un nouveau code, et me l’envoie par mail (pour ne pas l’oublier). Cette opération effectuée, on s’aperçoit que je ne risquais pas d’accéder aux films En location, puisque j’ai cliqué sur Non visionnés. Il ne fait pas de commentaire.

Cette scène se reproduit régulièrement. Hier, c’était ma page fiscale que je n’arrivais pas à ouvrir. Normalement, le code s’affiche tout seul. Cette fois, rien n’apparaît. Il faut, pour réinitialiser, former des lettres identiques à celles qui s’affichent. J’essaie une fois, deux fois, trois fois. Toujours le même message d’erreur. Ma frappe sur le clavier, d’abord désinvolte, passe à la frénésie, ou à la minutie torturée. Charles répond à mon appel, qui se fait feutré pour ne pas le crisper. Il est bien obligé de prendre acte que cela ne marche pas. Il ne dit pas “C’est très étrange” (ce gimmick chez lui que je me plais à imiter, et qui traduit sa rationalité imperturbable, face à tout ce qui déborde). Il le pense fortement. Tombé dans les ténèbres, le code revient tout seul s’afficher dans sa case. Charles me jette un regard ironique.

On parle, un peu plus tard, de la violence qui m’envahit dans ces instants. Je lui explique qu’elle vient de la peur, une peur panique d’être bloqué. Cette formule semble le frapper. Un ou deux jours après il m’en reparle. Il me compare à certain ami qui, dans la période folle que nous traversons, se laisse glisser dans la dépression. L’ami en question lui a même déclaré qu’il était choquant, par les temps qui courent, de dire qu’on va bien. “Toi, me dit-il en substance, c’est le contraire. Ta peur d’être bloqué est ton moteur.”




Je cherche tous les matins, sur internet, des raisons d’être optimiste. Le nombre de morts semble avoir baissé sur le territoire français. La chroroquine, à en croire le fameux professeur Raoult et d’autres médecins, s’avère efficace. Je n’arrive pas trop à comprendre si c’est dans les cas graves, ou si au contraire il faut en prescrire dès les premiers symptômes. De toute façon, il n’en reste pas un comprimé en pharmacie. Charles me dit qu’une amie en conserve une boîte, par-devers elle. Cela pourra servir. Il a fait, dès l’annonce de la pandémie, des provisions de pâtes, de papier toilette et de croquettes.

Mais les experts se contredisent. Ce médicament, que d’aucuns présentaient comme miracle, se révèle insuffisant à enrayer la progression du mal. On était retombé à deux cent quatre-vingt douze morts, on remonte aujourd’hui à près de cinq cents. Les hôpitaux sont saturés, on transfère des malades depuis l’Est. Régulièrement, Edouard Philippe revient nous dire qu’il faut se préparer au pire. Un type, sur Twitter, raconte que son copain a été se coucher, fiévreux, le crâne en feu. Je suis très inquiet. Chacun y va de son petit récit apocalyptique. Sans compter les ultras qui se déchaînent sur Facebook, voyant déjà Macron en Haute Cour de Justice, et l’Etat au pilori.

Au téléphone, les gens se croient obligés de prendre une voix sombre et sépulcrale. J’ai beau insister sur les motifs d’espérer (en la déconfiture de Trump, le retour de l’Etat-Providence, ou la situation relativement privilégiée de la France par rapport à l’Espagne et l’Italie), on me dit que je me fais des illusions, que le libéralisme en sortira plus féroce que jamais. Bien sûr, cette maladie ne fera pas des millions de morts. Je m’accroche à ce frêle radeau dans la tempête, et je me demande comment je fais pour ne pas désespérer.

Peut-être parce que j’ai le sentiment, depuis longtemps, de vivre une fin du monde. On assiste ces jours-ci à un spectaculaire coup d’accélérateur. Des débats en trompe-l’œil s’effondrent dans la poussière. On a vu des canards, l’autre jour, errer aux alentours de la Comédie-française. Dans mon quartier, délivré des voitures, les oiseaux se font de nouveau entendre. Comme paraissent dérisoires, soudain, les polémiques de la dernière cérémonie des Césars, ou la confession d’une énième victime de Gabriel Matzneff ! Le petit Poucet toujours prêt à pleurer en chacun de nous saura bien retrouver son chemin, dans la forêt.




J’ai retrouvé mon Nicolas Sarkozy. Il s’appelle Donald Trump. Chaque décennie me voit me confronter à un monstre, qui incarne le Mal absolu. Je ne dis pas qu’il n’y ait là que “perception subjective” (comme dit l’autre). Qu’un homme d’Etat de ce niveau puisse nuire au devenir de la planète, ou aux alliances géopolitiques, je ne le sais que trop. Qu’il s’inscrive dans les dérives d’un libéralisme sauvage, c’est matière à réflexion qui devrait être plus poussée que la mienne. Je ne m’attarde pas à ces analyses. Ce qu’il me faut, c’est un méchant, qui parade sur la scène et dont les ridicules me sont odieux. Une déchéance du père, une faillite du surmoi, une marionnette grotesque. Quelqu’un avec qui je n’en finis pas de régler des comptes, à qui je crache à la gueule avec une délectation renouvelée. Un ogre qui me fait peur, mais dont je peux attaquer l’image sans risque de représailles, avec la bénédiction de mon entourage.

Mon père, sans doute, aurait été pro-Trump, par plaisir de choquer et de prendre le contrepied de la doxa. Ma mère pousse des cris au seul prononcé de son nom. Dans un dialogue filmé entre nous, elle m’a même traité de Trump, suprême insulte qui signifie, dans sa bouche, la mauvaise foi et le déni de réalité. Il n’est aucun de mes amis, fût-il de droite, qui ait la moindre sympathie pour ce personnage. Je lui voue, pour ma part, une qualité de haine particulière. Tous les matins, je vais regarder sur Google Actualités où en est sa cote de popularité (Google, d’ailleurs, va au devant de mes désirs en affichant sous la rubrique Pour vous les dernières nouvelles trumpiennes, comme si elles n’intéressaient que moi). Je me réjouis de voir décroître le baromètre de confiance en sa politique, je m’inquiète quand Joe Biden le soupçonne de vouloir retarder les élections. Il est capable de tout. Charles ajoute à mon angoisse, en me décrivant une future guerre civile, des Américains qui prendront les armes pour défendre leur champion. Ses appels à ne pas respecter le confinement, dans certains Etats démocrates, en sont le présage.

Je ne partage pas, pour autant, cette vision pessimiste. Je ne perds pas mon temps, comme tant d’autres, à me scandaliser de ses propos choquants. Quand il prétend qu’il suffit de s’injecter du désinfectant pour soigner le virus, je me mets à douter de la rationalité de sa stratégie. On le dit calfeutré chaque soir devant la télé, frites et coca à l’appui, regardant en boucle ce qui se dit de lui. Ce crépuscule shakespearien est plutôt fait pour me rassurer. Je scrute, sur le visage recadré et un peu flou de sa conseillère médicale, un embarras tragique. Je cherche les brèches, par où je pourrais m’engouffrer hors de ce cauchemar, et triompher du monstre.




C’est la première fois que je pratique Skype. Quelque chose de vaguement superstitieux, ou paresseux, m’a tenu jusqu’ici à l’écart de ce spiritisme pour vivants. Je me suis résolu, pourtant, à proposer un rendez-vous hebdomadaire à mes étudiants, afin que le lien n’ait pas été rompu toute l’année. Je leur demande de regarder des films de répertoire, adaptés d’œuvres célèbres, en commençant par Nana de Jean Renoir qui existe sur YouTube. On verra bien ce que cela donne.

L’aspect technique de l’expérience m’inquiète, au vu de mes premiers pas, hier soir, dans cette nouvelle dimension. Il s’agissait d’un de ces apéros virtuels qui sont à la mode, depuis quinze jours, et permettent d’entretenir une mondanité à distance. Une amie a déclaré forfait, sans doute déprimée de ne m’entendre pas assez, au téléphone, partager son pessimisme. On se retrouve entre gens qui ont décidé de prendre les choses du bon côté, ou du moins font semblant. L’un de nous a dans le regard des nuances plus sombres, mais on trinque joyeusement. Je ne touche pas à mon verre de vin, car j’ai pris un thé il y a à peine une heure, et je redoute les mélanges.

Je m’éclipse quelques instants, pour aller récupérer (sans contact physique) mon repas du soir qu’un livreur masqué dépose sur mon paillasson. Ils ont compris que j’avais trouvé une alternative au restaurant, et s’en amusent. Ce mode de communication nous met dans des cases, bien plus sûrement qu’aucun autre. On n’a pas le temps de surprendre, on n’a que celui de briller, là, tout de suite. Je couvre, de ma voix, celle de mes interlocuteurs qui m’arrive en différé, pour pouvoir caser mes formules. On fait du name dropping, on commente les dernières nouveautés, mises en ligne, du Cinéma du réel. Avez-vous lu l’interview d’Arnaud Montebourg ? Et la lettre ouverte d’Annie Ernaux ? Je trouve toujours le moyen, dans ces discussions, de bousculer le répertoire des sujets d’actualité pour glisser des indiscrétions sur nos amis communs. Je m’enquiers longuement de la mort du chat.

Une amie nous raconte que plusieurs de ses étudiantes ont été choquées, lorsqu’elle leur a projeté La Boulangère de Monceau de Rohmer. Elles y ont vu une apologie du mâle prédateur. Cela m’excite, et m’affole à la fois, d’avoir rouvert ce débat sur le féminisme qui risque de réveiller des clivages. Je m’empresse de prendre congé. J’entends encore, une fois la fenêtre éteinte, l’écho d’un au revoir.




Ce dimanche, c’était mon anniversaire. En me levant, je me disais que ce serait au moins l’occasion d’une exception à mon régime, et d’une bouteille de champagne. C’était compter sans Facebook. Dès neuf heures du matin, les messages fleurissaient sur mon mur, provenant pour la plupart de gens avec qui je ne communique jamais en temps normal. Des danseurs russes, des cinémathécaires brésiliens croyaient bon, tout à coup, de m’envoyer des bouquets, de me souhaiter dans toutes les langues un happy birthday. D’autres, plus affûtés, adaptaient leurs vœux à l’air du temps en me souhaitant une bonne quarantaine, un heureux confinement, etc. Que répondre ? J’ai cherché, parmi ces messages, ceux qui émanaient de gens que je connais, et j’ai posté à leur intention un petit cœur. Pour le reste, je me suis contenté d’un simple like.

Il y a aussi tous les messages perso, dont l’agrément est diminué du fait que sans Facebook, personne ne songerait à votre anniversaire. Il faut trouver, pour chacun, une réponse un peu originale, alors que ce qu’on vous écrit, c’est toujours la même chose. J’espère que malgré le confinement, et ainsi de suite. Malgré tout, j’ai plaisir à voir resurgir Untel ou Unetelle. La petite copine d’un ami, d’habitude inséparable de celui-ci, a choisi de se replier seule plutôt que de subir sa famille. J’affecte de m’en désoler. Je rumine un début d’amertume – parce que Charles, à dix heures passées, ne m’a toujours pas souhaité mon anniversaire. Il ne m’a même pas dit bonjour en se levant. J’attribue cela à la migraine ophtalmique qui, dit-il, l’a tourmenté cette nuit ; à son côté anticonformiste, anti-famille. On ne change pas les gens. Cela ne l’empêche pas de m’aimer. Je poursuis ces pensées en regardant un film de Pabst, qui évoque la montée de la paranoïa antisémite dans la Hongrie des années 1880. Aux horreurs que réveille cette histoire, et qui m’impressionnent grandement, se superpose mon sourd malaise.

Interrompant le film, il pose sur mon bureau un paquet de gâteaux, qu’il a dénichés dans l’une des rares pâtisseries encore ouvertes. “Joyeux anniversaire”. Je suis très touché de cette petite mise en scène, et reprends mon visionnage, remettant à la pause thé le moment de répondre à Arthur, qui me bombarde de SMS. Ma mère me laisse deux messages vocaux. Le premier est ce qu’on pouvait attendre. Le second marque son impatience de n’avoir pas de réponse. A part prendre ma douche, qu’est-ce que je peux bien faire. Je rappelle Arthur, je rappelle ma mère, inhabituellement gentille. Elle m’avoue que sans lui, elle ne se serait pas souvenue de mon anniversaire. Elle perd la notion du temps. Elle m’embrasse. Elle m’a envoyé un texto plein de petits cœurs. Ce n’est pas si fréquent.

D’autres échanges, avec des gens qui ne se rappellent pas forcément cette date. Peu importe. Je me sens prêt, aujourd’hui, à aimer tout le monde. Je noue, avec des inconnus croisés sur Facebook, un dialogue qui brûle les étapes. Joyeux dernier anniversaire, m’écrit un ami au style caustique. Il me donne rendez-vous ce soir, à vingt heures. J’ignore à quoi il fait allusion. Sur mon bureau, autour duquel on s’apprête à dîner, Charles dispose bizarrement deux bougies. Aux fenêtres du quartier, on entend, comme chaque soir à huit heures, des applaudissements destinés au personnel hospitalier. On fait un commentaire un peu cynique, du genre : ils se donnent bonne conscience. Voilà que je vois surgir, sur l’écran de mon ordinateur, un, puis deux, puis trois visages amis. Charles a organisé un chat collectif. Je ne sais plus où donner de la tête. Je souffle une bougie. Chacun y va de son petit mot affectueux, souvent inaudible, ou audible avec un temps de retard. Du coup, je me sens obligé de faire des formules bien sonores, qui vont imposer le silence et faire rire toute la galerie. J’ai hâte que se termine cette représentation. On se fait des grands signes d’au revoir, en entonnant l’air d’Aglaé et Sidonie, dans les dessins animés de notre enfance. C’est comme une série de caricatures qui s’éteignent, l’une après l’autre.

Il m’en reste une émotion. Nous sommes plongés, ces jours-ci, dans un monde encore plus virtuel que d’ordinaire. La vie reflue, se raréfie, et se réfugie sur internet. Les rues sont désertes, les messageries surpeuplées. On va peut-être mourir sur notre île, mais ensemble.




En discussion avec un homme, sur Facebook, qu’a troublé mon film C’est l’homme et à qui j’envoie, pour le troubler encore plus, des photos de moi ligoté ou travesti. Il réagit parfois d’une manière qui m’excite, en se mettant dans le rôle du voyeur dominateur, et en me disant ce que j’attends. J’ai le tort, sans doute, de trop le pousser dans ses retranchements. S’il se contente, à l’envoi d’une nouvelle photo, de m’adresser un smiley ou un commentaire laconique, je lui demande, régulièrement, avec l’insistance d’un enfant questionnant son père : Qu’aimez-vous dans cette image ? (car le voussoiement est de mise, tout au long de ces échanges qui ne vont jamais bien loin).

S’il ne me répond pas assez vite, j’ajoute un smiley (du style coquette effarouchée, les yeux baissés, rougissant du désir de l’autre). Et puis une nouvelle phrase, faussement respectueuse. Si je puis me permettre de vous poser cette question. Il ne répond toujours pas. Je rajoute un smiley, avec des yeux constellés de cœurs, pour qu’il sache bien que je suis en ligne. Il répond volontiers à côté. S’il me tend à son tour une perche (du style j’espère que les nœuds sont bien serrés), je repars dans un roman passionné dont j’aimerais qu’il soit le personnage principal. J’essaie de le faire parler comme ce personnage que j’imagine. Le texte est déjà écrit et et il n’a qu’à suivre, à la lettre, mes plus secrètes intentions.

Il finit par me dire que ce qui le trouble surtout, c’est mon désir d’être attaché. Il trouve cela touchant. Ce n’est pas exactement la réponse que j’attendais. Je lui précise, d’ailleurs, que j’aime en fait être vu, être représenté comme attaché. Pour la première fois, je ne lui parle plus en tant que personnage, mais en tant que vraie personne.




Ces jours-ci, en moyenne, beaucoup plus de demandes d’amitié sur Facebook que je n’en avais par le passé. Je vois surgir de nulle part des Etienne Picard ou des Maïté Crozon-Bowles, dont j’ai souvent la flemme de vérifier qui ils sont. Ah si, celle-ci est plasticienne et poste des photos de ses vernissages, où semble régner une humeur joyeuse. Une vidéo la montre embrassant à pleine bouche un invité. On dirait un fake, mais non, et puis peut- être que si. Je me méfie de ces comptes bidon, que signale volontiers un nom composé et improbable. On y voit des photos savamment retouchées (parfois ornées de petites moustaches et d’oreilles de lapin), où une jeune femme blonde, les épaules dénudées, savoure quelque apéritif sur une terrasse, au soleil couchant. Elle est fréquemment accompagnée de ses enfants, qui sourient pour exprimer leur bonheur. Il y a des paysages de rêve, des bords de mer exotiques.

Ce qui est le plus fascinant, ce sont les commentaires. – Trop mignon, ton petit bout d’chou. – Je l’adore. Merci Audrey. – Comment fais-tu pour garder la ligne ? – Ca, c’est mon secret. – Waou, les vacances d’enfer ! – Tu l’aimes, mon petit cottage ? Etc. Il y a aussi, en gros caractères, les citations d’Albert Camus, ou les liens vers un reportage sur la maltraitance animale. Les posts à bons sentiments fleurissent, louant le choix de cette profonde pensée, tout en faisant, au passage, un gros bisou à ma cousine chérie. C’est un catalogue, à la Flaubert, des formules toutes faites dans l’air du temps, et des fautes d’orthographe autorisées. Cela semble conçu par un logiciel, ou un algorithme, tant chacune des cases est bien cochée.

Je m’abîme dans cette lecture. Non sans un trouble, par moments, à m’apercevoir qu’un compte que je croyais factice est celui d’une personne réelle. Quelle différence ? Bien sûr, des arnaqueurs se dévoilent. Une nana que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam me demande comment je vais, ce matin. Un type me propose d’acheter pour lui des pièces rares, lors d’une vente en ligne. Il me les rachètera par la suite. Je les renvoie dans les cordes, avec des mots blessants qui paraissent n’éveiller en eux nulle émotion. De même, ces gens qui sollicitent mon amitié sans plus, sans rien ajouter. J’essaie d’ébaucher un dialogue, en leur envoyant à tous la même phrase (car moi non plus, je n’ai pas de temps à perdre). Bienvenue ! Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre amitié ? La plupart d’entre eux me répondent : les hasards de Facebook, ou des amis communs. Ils aiment le cinéma, ils ont cru comprendre que je travaillais dans la culture. Dans le meilleur des cas, ils me parlent de ma biographie de Rohmer, un auteur qu’ils affectionnent.

Beaucoup ne répondent pas. Je les relance, à coups de points d’interrogation qui se perdent dans le vide. De temps en temps, j’arrive à créer le contact : par exemple, avec un garçon qui a vu mon film C’est l’homme. Je l’entraîne dans des plans sur la comète, en imaginant des happenings à base de bondage. Mais il se lasse de commenter mes photos. Cela vaut peut-être mieux, car son profil abonde en visions sataniques, et en fantasmes de messe noire qui font craindre le pire. Un autre mord à l’hameçon. Un jeune peintre, qui barbouille des portraits psychédéliques à la Basquiat. Il aimerait m’avoir comme modèle. Je l’embrigade dans mon univers, et lui propose des formules christiques où mon masochisme pourrait s’épanouir. Il joue le jeu, dans les commencements, répondant à chaque image que je lui envoie par des gloses psychanalytico-philosophiques inspirées. Je m’étonne, au téléphone, de le trouver moins disert. Il m’a l’air un peu fragile, et m’avoue qu’il est sous traitement médicamenteux. Le côté érotique de mes propositions le met mal à l’aise. Il campe décidément sur le terrain de la sublimation exaltée. Peu à peu, nos échanges sur messenger se raréfient.

Aujourd’hui, je suis en conversation avec un type qui m’a parlé de ses bandes dessinées porno. Je lui ai envoyé, pour le faire réagir, une photo de moi dans La Tour de Nesle : ligoté au fond d’une geôle, à la merci d’une mystérieuse créature qui tient une torche dans les ténèbres. Ne comptais-tu pas revoir quelqu’un avant de mourir ? Tel est le sous-titre qui orne cette capture d’écran. J’y ai rajouté un commentaire d’actualité, présentant la scène comme ma version personnelle du confinement. Il m’a demandé ce qu’elle racontait. Devinez. Il m’a fait une jolie réponse, sur cet homme aux collants jaunes que reviendrait visiter son amour perdu. Comment diable a-t-il pu déchiffrer cela ? Il y a là un fil à tirer, dans le labyrinthe.




Discussion, sur Facebook, avec un type que j’ai croisé dans une page de commentaires sur Julien Green. Je m’amuse parfois, à l’heure de l’apéro, à rechercher sur l’historique des réseaux sociaux les allusions à tel écrivain que j’admire ; dans le cas de Green, on tombe sur des lecteurs confits en dévotion, qui citent de lui les phrases les plus convenues, ou sur des thésardes qui s’intéressent à son œuvre à l’autre bout du monde. Le présent lecteur ne s’attache semble-t-il qu’à son théâtre. Il a lu toutes ses pièces (dont certaines que je n’ai pas lues moi-même), et se livre à de doctes gloses, dans nos messages privés, sur la structure dramatique de Demain n’existe pas, ou le rêve prémonitoire dans L’Ennemi. Ses analyses frisent le lieu commun. Il a l’air tout fier de m’apprendre que Green était catholique.

Je vante Sud, que j’ai naguère mis en scène, et fais mousser mon accès à INA Média Pro où j’ai récemment écouté la version princeps : celle de 1953, interprétée par Pierre Vaneck et Anouk Aimée (cela fait partie de mes excursions du dimanche après-midi, où je remonte à la source de pièces que j’ai aimées, découvrant, dans une relative désillusion, des enregistrements qu’à seize ans je me serais damné pour entendre). Vaneck était excellent, lui dis-je, et Aimée exécrable. Il convient que le rôle de Regina prête aisément à l’hystérie, et sollicite des précisions sur la fidélité à l’atmosphère du vieux Sud, telle que Green l’a reconstituée sur scène. Je ne sais que lui répondre. Il me paraît désireux de m’épater par des considérations techniques, tandis que je cherche à l’entraîner dans mes obsessions.

Il n’a pas eu le temps de lire le reste de l’œuvre de Green, ses romans, son journal. Je lui assure que c’en est la part la plus importante. Selon lui, de toute façon, le journal est un genre sans intérêt : ou bien on le publie de son vivant dans la Pléiade, et ce n’est qu’un déguisement ; ou bien il fait l’objet d’une parution intégrale, et ce ne sont que coucheries. Le journal, décrète-t-il, ne reflète jamais que l’ego surdimensionné de son auteur. Je renonce à démêler, dans ces propos que j’ai souvent lus ou entendus, le rôle que jouent le conformisme, la jalousie, etc. Je lui réponds qu’il tombe mal, car je publie régulièrement des volumes de mon journal intime. J’ajoute que c’est, à mes yeux, le genre littéraire royal, l’un de ceux qui résistent le mieux au temps s’il est pratiqué avec rigueur.

Je m’en veux de cette pétition de principe ronflante, mais il est neuf heures du matin et les mots ne viennent pas. Je voudrais lui parler de l’humanité du diariste, je voudrais citer Gide, Léautaud ou Jules Renard – mais je donnerais des verges pour me faire battre, car il a fait en sorte de ruiner, d’avance, toutes mes objections. Nullement gêné par sa gaffe, il reprend le duel. C’est quoi, un journal pratiqué avec rigueur ?




Sur Facebook, je m’amuse à parcourir ces pages où des femmes se plaignent des manipulateurs qui ont gâché leur vie. Elles croient dur comme fer à la théorie du pervers narcissique, ou pour aller plus vite du “pn”, catégorie fourre-tout où se retrouve, fatalement, l’homme qui les a trahies et abandonnées (en général pour une fille plus jeune). Celle-ci, aujourd’hui, s’indigne que son ex se lève tôt le matin (alors qu’avec elle il était impossible de le sortir du lit). Ou même qu’il veuille travailler, lui qui ne foutait rien. Elle sait tout cela, manifestement, grâce aux posts qu’il publie, et où elle voit d’odieux stratagèmes pour continuer de la faire souffrir. Une commère compatit, reconnaît dans ces traits ceux du pervers honni.

Une autre (ou la même) se distingue du tout-venant, en reprochant à son ex de préférer les femmes plus âgées. Une seconde internaute surenchérit. Elle n’a pas honte, celle-là, de ramener un jeune devant ses enfants ? C’est un chaudron inépuisable, où le ressentiment n’en finit pas de recuire. Des émissions sont postées en boucle, où des femmes éplorées, assises sur leur lit, racontent comment leur prince charmant est devenu un monstre. Elles reviennent sur le fait qu’il a essayé de leur faire croire qu’elles étaient coupables. C’est lui, le Mal. Aimait-il se faire prendre en photo ? C’est la preuve que c’était un pn. Le mien aussi était comme cela. N’aimait-il pas se faire prendre en photo ? C’est la preuve que c’était un pn. Ils préfèrent ne pas laisser de traces, agir dans l’ombre.

Parfois, une voix s’élève, pour oser contester qu’un type qui quitte sa compagne fasse forcément partie de l’engeance maudite. On la balaie. Il ne saurait être question de céder un pouce de terrain. Une passionaria des réseaux sociaux rend hommage à ces merveilleuses guerrières que sont selon elle les femmes. Une autre décrit les hommes comme une classe, contre laquelle il faudrait lutter (on est passé à un étage au-dessus, celui du discours militant). Drôle de guerre, drôle de lutte des classes, qui font ma joie et ma terreur.




Nouveau Skype, hier après-midi, pour commenter un film que j’ai demandé à mes étudiants de regarder. La semaine dernière, ils n’étaient plus que deux. Le garçon aux cheveux longs, un peu snob, qui avait sollicité une séance sur Les Amours d’Astrée et de Céladon, a disparu. Il a dû être agacé par mon choix de films des années trente. Restait une demoiselle aux cheveux courts, au look queer, qui m’a proposé un dossier sur un opus de Michel Gondry. Elle ramenait la question féministe hors de propos, disait tout et n’importe quoi, ne se laissait pas démonter par mes réponses. Elle est partie.

J’imagine que mes propos décousus, sur des films en noir et blanc qu’ils découvrent en mauvaise définition sur YouTube, les ont lassés. Ils ont une note-plancher de 12/20, ils sont sûrs d’avoir leur semestre. C’est humiliant pour moi. Cela permet d’officialiser le tête-à-tête qu’étaient, peu à peu, devenues ces séances, avec le plus brillant élément de la petite troupe. Il est fidèle au poste, prêt à prendre des notes. J’affecte de croire, pour sauver la face, que tous les étudiants sont frappés du COVID. Il rit poliment. Non seulement il a vu Thérèse Desqueyroux, mais il a commencé à lire le roman de Mauriac. Il me fait des remarques que je trouve fines, sur le goût des monstres qui rapproche Mauriac de Franju. Il sait qui est Edith Scob, il a vu Les Yeux sans visage, et Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour. Le dossier qu’il prépare pour moi, d’ailleurs, porte sur l’adaptation de L’Amant de Marguerite Duras. Je devine un goût du lyrisme, qui le rend sensible à ces histoires de femmes passionnées.

Autant que le traduit la connexion défectueuse, qui hache les phrases et décompose le visage, il est animé d’un enthousiasme rafraîchissant. Le seul fait, dans ce désert, d’être capable de citer Baudelaire ou Nietzsche est un miracle que je n’attendais plus. Je saisis les perches qu’il me tend, en m’emmêlant dans des références philosophiques que je ne maîtrise guère, en cachant ma dilection coupable pour les vieilleries mauriaciennes. J’enrobe mes affects d’un supposé savoir, et il note mes formules. C’est lui qui m’éclaire, tel Jean Azevedo, le bel étudiant qui interrompt l’ennui provincial de Thèrèse, et lui fait entrevoir la vie de l’esprit. Ses cheveux forment un casque en désordre, à la manière d’un jeune premier d’avant-guerre.

Je déambule dans ces allées mortes, dans ces chemins qui ne mènent nulle part. Il me donne l’illusion, quelques instants, que je n’y suis pas seul. Puis, ayant écrasé une cigarette, elle marcha au hasard. Je lui récite, en me trompant, cette phrase finale du roman, qui semble le troubler. Un roman s’ébauche, en moi, tandis qu’une fois notre dialogue terminé, je vais rechercher sur Facebook l’image de ses traits purs.