RÉSEAUX (6)

C’est la première fois que je pratique Skype. Quelque chose de vaguement superstitieux, ou paresseux, m’a tenu jusqu’ici à l’écart de ce spiritisme pour vivants. Je me suis résolu, pourtant, à proposer un rendez-vous hebdomadaire à mes étudiants, afin que le lien n’ait pas été rompu toute l’année. Je leur demande de regarder des films de répertoire, adaptés d’œuvres célèbres, en commençant par Nana de Jean Renoir qui existe sur YouTube. On verra bien ce que cela donne.

L’aspect technique de l’expérience m’inquiète, au vu de mes premiers pas, hier soir, dans cette nouvelle dimension. Il s’agissait d’un de ces apéros virtuels qui sont à la mode, depuis quinze jours, et permettent d’entretenir une mondanité à distance. Une amie a déclaré forfait, sans doute déprimée de ne m’entendre pas assez, au téléphone, partager son pessimisme. On se retrouve entre gens qui ont décidé de prendre les choses du bon côté, ou du moins font semblant. L’un de nous a dans le regard des nuances plus sombres, mais on trinque joyeusement. Je ne touche pas à mon verre de vin, car j’ai pris un thé il y a à peine une heure, et je redoute les mélanges.

Je m’éclipse quelques instants, pour aller récupérer (sans contact physique) mon repas du soir qu’un livreur masqué dépose sur mon paillasson. Ils ont compris que j’avais trouvé une alternative au restaurant, et s’en amusent. Ce mode de communication nous met dans des cases, bien plus sûrement qu’aucun autre. On n’a pas le temps de surprendre, on n’a que celui de briller, là, tout de suite. Je couvre, de ma voix, celle de mes interlocuteurs qui m’arrive en différé, pour pouvoir caser mes formules. On fait du name dropping, on commente les dernières nouveautés, mises en ligne, du Cinéma du réel. Avez-vous lu l’interview d’Arnaud Montebourg ? Et la lettre ouverte d’Annie Ernaux ? Je trouve toujours le moyen, dans ces discussions, de bousculer le répertoire des sujets d’actualité pour glisser des indiscrétions sur nos amis communs. Je m’enquiers longuement de la mort du chat.

Une amie nous raconte que plusieurs de ses étudiantes ont été choquées, lorsqu’elle leur a projeté La Boulangère de Monceau de Rohmer. Elles y ont vu une apologie du mâle prédateur. Cela m’excite, et m’affole à la fois, d’avoir rouvert ce débat sur le féminisme qui risque de réveiller des clivages. Je m’empresse de prendre congé. J’entends encore, une fois la fenêtre éteinte, l’écho d’un au revoir.




Pas de commentaire

Poster un commentaire