Dans le couloir, hier soir, en allant me coucher, j’ai une minuscule réminiscence de la maison de Cancale. C’est ma grand-mère que j’y revois, montant dans sa chambre ou vaquant à quelque occupation. C’était l’espace des grandes personnes, elles s’y livraient à des choses sérieuses tandis que je m’affalais devant la télévision. Tandis que Simone Valère et Jean Desailly se déchiquetaient, sous mes paupières tombantes, Eugénie Royer éteignait les lumières. Elle se brossait les dents, là-haut, dans sa salle de bains noire et blanche qui datait des années trente. Des produits de beauté, restes de son ancien commerce de parfumerie, ajoutaient à ce côté passé. 

Des portraits, un peu partout, rappelaient les morts qui avaient traversé sa vie. On y voyait une petite fille, en robe de première communiante, dans un décor de photographe voilé de flou. Un couple de parents, d’âge déjà mûr. Une jeune femme. Tous avaient en commun de bonnes joues rondes, un dessin net qui émergeait de l’arrière-plan. Je savais que certains d’entre eux étaient morts dans des circonstances tragiques, mais leur présence me rassurait. D’ailleurs, je ne raccordais pas vraiment ces portraits aux récits terrifiants qu’on m’avait faits. Ils étaient devenus des images. Cela suffisait.

Je songeais à ce prestige de la maison, l’autre soir, en regardant une énième mouture d’Amityville. Dès qu’une figure effrayante (ou supposée telle) surgissait, Charles à mes côtés poussait un hurlement d’enfant. Les truquages fonctionnaient moins bien. Ce qui marque l’imagination, c’est la présence qui rôde, et qui ne se montre pas trop. La maison hantée, c’est le lieu où tout est possible (la psychose) mais où la structure l’emporte (la névrose). Où la mort devient un objet de rêverie, agréable, acceptable. Où le chaos se fait récit.

Hier soir, avec Charles, j’ai repris un film-catastrophe que j’avais commencé à regarder la veille. Il me reproche de toujours vouloir voir des histoires de crime, ou macabres. Je lui réponds que j’ai besoin d’un enjeu dramatique. Je deviens semblable à ces vieux messieurs blasés qui ne lisent plus que des polars, ou des whodunit à la Agatha Christie. C’est une manière ludique d’exorciser la peur de la mort, ou de se confronter, l’âge venant, au seul sujet qui vaille la peine d’être conté. 

En deux mois à peine, nous avons regardé dans le désordre : Crime et Châtiment (Raskolnikov tue l’usurière), Le Crime de l’Orient-Express et Le Miroir se brisa (deux enquêtes d’Hercule Poirot), Témoin à charge (Tyrone Power en procès pour meurtre), De sang-froid (deux malfrats massacrent toute une famille), Funny Games (idem), Thérèse Desqueyroux (une femme empoisonne son mari), Le Dos au mur (Jeanne Moreau revolverise son amant), Le Septième Juré (Bernard Blier étrangle une inconnue), Armageddon (Jean Yanne veut faire sauter un théâtre rempli de monde), la série The Night of (John Turturro défend le présumé coupable d’un assassinat), sans oublier les films d’horreur, Scream II, Poltergeist et autres Amityville, où la mort se déguste à toutes les sauces. Dès qu’une porte grinçante débouche sur un fantôme, ou qu’une poupée maléfique cligne de l’œil, Charles pousse des hurlements d’enfant. Je me demande si sa peur, si littérale, ne vient pas authentifier mon plaisir.

Je garde pour la bonne bouche (et pour le moment où il se retire dans sa chambre) les objets les plus sinistres, avec leur parfum de désuétude qui rend encore plus délectables ces thématiques morbides. Par exemple, Le Voyageur de la Toussaint, où Jean Desailly, dans une ville de province ténébreuse, démasque l’assassin(e ?) de son oncle, et les turpitudes du “syndicat du crime” qui étend son ombre sur la cité. Surtout, Angoisses, cette série anglaise dont j’ai acquis en DVD les quarante-deux épisodes. Je ne suis pas fanatique des séries, mais celle-ci constitue ma Madeleine de Proust, ou mon Rosebud de l’horreur. Je me rappelle en avoir vu trois ou quatre échantillons, vers 1980. Je me rappelle essentiellement le générique, qui donne à voir, comme en un rétroviseur anamorphosé, une image déformée. C’est scandé par un accord musical très inquiétant. Un accord qui revient trois fois, avec les pauses de publicité et le générique final. Inlassablement, il me donne le frisson.

L’effet est décuplé par le menu du DVD, qui répète en boucle ce motif sonore. Charles m’entend crier “J’adore !”, pendant que je cherche un épisode qui n’appartient pas à ma panoplie de souvenirs. J’ai vu en effet beaucoup d’entre eux il y a une dizaine d’années, en anglais non sous-titré, auprès d’un collègue de la fac de Caen qui ressemblait à un personnage de la série. J’aimais ces soirées finies ensemble, à nous enfoncer dans ces affabulations dont le détail nous échappait. Il y avait là une sorte d’ivresse du néant, que je ne retrouve pas tout à fait. Dès le début (un renard qui erre la nuit dans la campagne, un crime “vu” par une aveugle à travers une porte vitrée), je sais que je connais déjà tel ou tel récit. Mais la persistance de ces images, au fond de ma mémoire, me trouble. J’aimerais pouvoir les relier à une réminiscence d’adolescence. Ces histoires de filles épiées par des tueurs, au fond d’un cottage solitaire, sont un vieux papier peint qui se décolle, et derrière lequel je suis aux aguets.

Il y a un épisode (qu’il me semble découvrir) où une jeune femme télépathe, devant trois arbres au fond d’un paysage, a un sentiment puissant de déjà vu. Comme disent les français, est-il dit, en exagérant l’accent, par l’un des protagonistes. Je ne sais si j’étais déjà là, à l’époque, pour voir ces trois arbres. Ils m’entr’ouvrent une porte.

J’ai envie d’évoquer, je ne sais pourquoi, une fin d’après-midi de février ou mars durant laquelle je me rendais chez ma psy, en traversant la Seine. J’ai déjà dû en parler dans mon journal, en son temps. Peut-être n’ai-je pas parlé de ce qui m’est passé par la tête, à ce moment. L’idée que tout était fini, l’Histoire, les histoires racontées par les hommes, les grands récits romanesques ou politiques. Qu’on ne pouvait plus croire à toute cette fiction tombée en fumée. Je marchais dans un désert, qui était aussi celui de ma propre histoire, abîmée par trop de conscience. Je distinguais l’écriture comme le seul moyen de jouer au milieu des ruines, d’être le dernier homme, ramassant des vestiges et les assemblant autrement.

Ecrivant cela, non sans difficulté à cause des scrupules qui me traversent, je suis interrompu par un livreur qui frappe à ma porte. Les clés sont restées à l’autre bout de l’appartement, côté jardin. Je reviens lui ouvrir. Il me tend, l’air blasé, un paquet que j’ai commandé. C’est une série que j’ai vue dans mon adolescence, et qui est sortie en DVD. Elle s’appelle, en français, Angoisse. C’est une quintessence du téléfilm britannique des années soixante-dix, avec décors en studio, vidéo qui bave, actrices à choucroute. C’est une quintessence de ce que j’aime dans la fiction, au sens le plus enfantin (ou vieillissant) de cet amour. Des femmes seules, dans des cottages isolés, cernés par des serial killers. Des fils téléphoniques qu’on a coupés, des ombres qui rôdent derrière une porte. La mise en scène est cheap, les intrigues prévisibles. On touche au degré zéro du suspense. Il y a là pourtant une étincelle, que j’ai envie de rallumer.

Polémique, par mails interposés, avec un ami qui m’a envoyé un sien article, paru dans La NRF. Il y parle d’un écrivain oublié (Raymond Schwab), en relativisant cet oubli qui touche, selon lui, la plupart des auteurs nés dans les années 1880. Il ne voit guère que Bernanos, Morand ou Cendrars pour faire figure de rescapés, dans ce naufrage. Je le soupçonne de forcer le trait, en sauvant les écrivains qu’il admire et en jetant par-dessus bord ceux qu’il néglige. C’est une discussion que nous avons souvent. Pour ne pas avoir l’air de ramener éternellement mon Mauriac, je l’entoure d’autres noms encore moins discutables (Guitry, Cocteau, Giraudoux, voire Larbaud), en tout cas quant à la trace qu’ils ont laissée, et je lui balance ce paquet. Je ne suis pas si convaincu que cela de mon top five, où figurent deux dramaturges (ce qui n’est pas de jeu), et des noms à la postérité fragile. Qui, à part moi, cite encore Mauriac ou Giraudoux ? Je joue malgré tout cette partie, sur une scène imaginaire.

Je redoute que sa réponse ne soit cinglante. Il m’avoue avoir lu récemment un Mauriac (Le Mal), qu’il a trouvé beau. Il pointe à juste titre, chez ce romancier, le rétrécissement de l’horizon en cours de lecture. Quant à l’objet de notre échange, il me certifie que Larbaud, de nos jours, est encore plus méconnu que P-J. Toulet. Il ne prend même pas la peine de relever les autres noms que j’ai cités (n’osant pas dire, sans doute, que ce sont mes marottes). La postérité de Morand, m’assure-t-il, est bien plus dynamique. Je peux difficilement lui donner tort. J’ai vu, ces dernières années, se multiplier les lecteurs d’Ouvert la nuit ou de Venise, là où ceux de Thérèse Desqueyroux se raréfiaient à bas bruit. Il y a, à cette injustice, bien des causes que l’on pourrait analyser : pourquoi Mauriac s’éloigne-t-il à ce point, quand Bernanos… ? Pourquoi Céline a-t-il gagné la bataille, quand Montherlant… ? Le classicisme n’a plus bonne presse, la modernité se niche un peu partout, y compris pour réévaluer des auteurs qui n’y prétendaient pas.

Une partie de moi reçoit ces coups, et souffre de voir méprisées des œuvres que j’ai tant aimées. Un autre, en moi, continue de faire comme si de rien n’était, et de dresser un autel à ceux qui sont morts. En tête de mon profil Facebook, j’ai posté une photo de la terrasse de Malagar. C’est en fait une capture d’écran d’un film que j’y ai tourné à vingt ans, repérant les lieux pour une adaptation d’Asmodée. Toutes les bobines Super 8 que j’ai conservées de cette époque montrent la même chose : un décor vide, qui attend un dieu disparu.

Un jeune ami, qui a plaqué son travail de fiscaliste pour faire carrière dans le bel canto, m’adresse des échantillons de mélodies, en vue de récitals thématiques que nous projetons d’organiser rue Saint-Ambroise. Il a choisi du Claude Terrasse, du Messager, du Gilbert & Sullivan. Je lui envoie des chansons 1900 qui appartiennent moins, elles, au répertoire de l’opérette que du caf’ conc’. Frou-frou. Fascination. Reviens. Il ne les connaissait pas, elle le ravissent. Il réécoute en boucle, m’écrit-il, Ah, ce qu’on s’aimait

J’ai moi-même réécouté, hier soir, cette valse que je connais par cœur. C’était une version de 1941, chantée par André Claveau, un artiste peu résistant. Son portrait inaugure un petit montage, concocté sur YouTube par un amateur de vieilleries. A chaque phrase, une nouvelle photo apparaît, séparée de la précédente par un fondu numérique. J’ai retrouvé la chambrette d’amour. On voit la photo d’une chambre à l’ancienne, dans le style Airbnb. Est-il question de mansarde ? On voit une mansarde. Quand la chanson dit : Nous revivrons au coin du feu/ Toute not’ jeunesse, Claveau se débrouille, je ne sais comment, pour faire entendre la dernière syllabe du mot notre. Une image de feu crépitant dans l’âtre vient appuyer ses paroles. Quant au rêve bleu de l’envolée finale, il se traduit par une dominante bleutée au fond de laquelle s’échange un baiser.

Un autre pourvoyeur d’archives, plus chic, illustre la mélodie qu’il met en ligne avec des cartes postales Belle Epoque. On y découvre un couple, genre Colette et Willy, qui vit toutes les étapes de la séparation. Le mari morigène sa femme infidèle, et celle-ci se tient comme une écolière fautive. Il la renvoie chez sa mère. Elle fait ses valises. Il consent à pardonner. La chanson ainsi mise en scène, c’est Quand l’amour meurt, dans un enregistrement grésillant datant de 1931. Je constate que dans la première occurrence du refrain, le chanteur garde pour la bonne bouche la note très haute qu’il va donner, dans la seconde (Et l’on reste à jamais meurtriii/ Quand tout est fini). Il y a aussi, sur YouTube, la voix de Fragson, semblant sortir d’une caverne antédiluvienne. Je m’imagine mal, si je poussais la chansonnette rue Saint-Ambroise, pouvoir monter autant dans les aigus.

Fragson n’a pas de ces scrupules. Il y va, même si sa voix dégringole, au moment le plus pathétique (Je veux retrouver tout mon bonheur perdu). Il n’économise pas ses effets. Je le devine, vieillissant, perché derrière un énorme microphone avec un pianiste qui essaie de suivre. C’est un fantôme un peu ridicule. Quand il brame, avec une conviction terrible (Reviens, veux-tu/ Aucune femme vois-tu n’a jamais pris ta place en mon coeur, amie), je pleure.

Lecture d’un livre de Béatrix Dussane, que j’ai commandé sur Rakuten. Cela s’intitule J’étais dans la salle. Elle y fait la chronique des spectacles vus à la fin des années cinquante, au début des années soixante. Il y a quelques bonheurs de plume, des hypothèses de bon sens sur la vogue de Kafka ou d’Ionesco. Elle raconte sa découverte d’Ubu roi, au début du siècle. Chacune des interprétations de répertoire qu’elle décrit renvoie à une tradition, dont elle se veut la mémoire. Elle n’est pourtant pas réfractaire à des formes de théâtre plus modernes. Vertige du lien impossible, entre cette actrice qui débuta auprès de Mounet-Sully et cette spectatrice d’En attendant Godot. Elle suspend le temps passé de sa carrière, en se faisant l’arbitre des tendances récentes. 

J’apprends grâce à elle que Marie Bell joua Clytemnestre, dans une Orestie montée par Jean-Louis Barrault. A moi qui croyais tout savoir de cette tragédienne que j’idolâtre, cela donne un nouveau vertige. C’est la rencontre entre une figure de diva, liée pour moi aux prestiges fanés du Boulevard et de la Comédie-française, et l’austérité instaurée par le règne des metteurs en scène. Je n’ose imaginer qu’il existe une quelconque captation de cette Orestie. Vérification faite, on en trouve deux versions de trois heures chacune, sur le site de l’INA (avec des scansions musicales de Pierre Boulez). J’écoute les tirades de Clytemnestre, me souciant peu du reste. Marie Bell joue cela dans la fureur, dans le feu, en modulant sa voix onctueuse pour déraper parfois vers des hauteurs incontrôlées. Sa technique n’est pas impeccable. Ses effets sont monotones. Elle est cependant applaudie, à chacune de ses sorties. Elle incarne, jusque dans ses scories, les splendeurs de la mère phallique.

Ces métaphores et ces mystères finissent un peu par m’ennuyer. En poursuivant mon écoute intermittente, je tombe sur un enregistrement qu’elle fit, en 1949, de La Marche nuptiale d’Henry Bataille. C’est beaucoup plus amusant. Il y avait là Jean Chevrier, Henri Guisol. Elle tient le rôle de Grâce de Plessans, une enfant de la grande bourgeoisie de province qui se mésallie avec son prof de piano. Même dans la pauvre mansarde où ils se réfugient, pour échapper aux rigueurs d’une famille qui l’a reniée, Marie Bell semble évoluer en robe de soirée. Veux-tu du lait ou de la bière ? Elle fait traîner ce dernier mot au delà du raisonnable. J’ai marché sur la traîne immense de ta robe. Ce vers d’Henry Bataille était, selon Aragon, le plus beau de la langue française. Je bifurque sur cet auteur 1900, dont j’ai aimé, à quinze ans, La Vierge folle, que j’enregistrais tout seul au magnétophone. Il y a chez lui un sadisme, et un lyrisme, qui font craquer les coutures du théâtre bourgeois où il s’illustra.

Cette Marche nuptiale, Marie Bell l’avait jouée en 1939, à la Comédie-française. Je m’aventure sur Gallica dans la revue de presse de l’époque, où la pièce était déjà rejetée comme une vieillerie. Je songe que Pierre Dux, qui mettait en scène cette vieillerie, fut à son tour un vieillard saisi par le démon de la modernité. Je cherche, un peu partout, ces connexions folles entre passé et présent. Des signes, peut-être, que le temps n’existe pas. J’écoute une émission de France Culture d’il y a vingt-cinq ans, où un jeune homme exalté vante la “circulation du désir” chez Henry Bataille. Je le repère sur Facebook, je le demande comme ami, il m’accepte. 

Le soir tombe, je glisse dans une douce euphorie, aidée par le vin. Des voix masculines discourent de ce poète de l’enfance, et de la nostalgie. Son visage, dont il existe peu de photos, ne m’inspire guère. Ses vers, que je parcours sur des pages de morceaux choisis, sont marqués d’une emphase baudelairienne qui ne me convainc pas. C’est plutôt le processus qui me touche, le mouvement par lequel je m’approprie quelqu’un qui avait à peu près sombré dans l’oubli. Le fait que ce dramaturge, si enfoncé dans son époque, soit quand même un poète dont on fouille les cendres. Au fond de la forêt terrible de l’amour. C’est ainsi que s’achève l’un de ses poèmes, où il évoque le nom que nous donne qui nous aime. J’en frissonne.

Mort de Michel Piccoli, à quatre-vingt-quatorze ans. Je l’apprends par un texto attristé d’un cinéphile groupie de stars vieillissantes. Il m’annonce cela comme si c’était un deuil personnel. C’est tout juste s’il n’écrit pas Michel. Chacun, sur Facebook, fait son communiqué, dans le ton et dans le style que (croit-il) l’on attend de lui. Un vieil érudit, amateur d’ouvrages incunables et d’éditions rares, se livre à un hommage ému à cet acteur, l’un des tous (sic) meilleurs du cinématographe. Un jeune cinéphage, qui aime à passer pour le Serge Daney de la place de village, commente longuement une séquence d’un film de Bellocchio, où Piccoli se jetait dans le vide. Evoquant le partenaire qui se confrontait à lui, il écrit s’affronte à, ce qui est bizarre. Ce sont autant d’agences de presse qui laissent tomber leur oracle, recueillant, pour leur effort, une douzaine de likes avec larme à l’œil. 

Gilles Jacob, qui a transmis à l’AFP la nouvelle du décès du comédien, donne une interview où fusent les formules, les anecdotes, les hyperboles. Il faut que ça brille, fût-ce par delà la mort. Serge Toubiana égrène les noms des grands réalisateurs avec qui a tourné Piccoli. Je suis frappé par l’abondance des nécrologies improvisées, en un temps où le mâle blanc hétérosexuel (qu’il incarnait mieux que quiconque) n’a plus bonne presse. Ô France paradoxale, où l’on ne cesse de pleurer, et de remettre sur leur piédestal, les idoles passées de mode. Je m’énerve que les journalistes fassent commencer la carrière du disparu dans les années soixante. L’un d’eux prétend qu’il fut découvert dans Le Mépris.

Je reçois un message d’un collaborateur de Jean-Marc Morandini, qui me propose d’aller parler de Piccoli le lendemain matin, sur le plateau de CNEWS. Cela m’arrive régulièrement, depuis que j’ai commenté la mort de Rohmer sur France 24. Jeanne Moreau, Danielle Darrieux… J’ai déclaré forfait le jour du décès d’Anna Karina. J’en ai assez de me traîner vers un building lointain, où s’affairent des équipes survoltées, pour dire trois mots et m’en retourner chez moi. Ma soif de gloire médiatique est moins forte que ma flemme. Il faudrait préparer a minima, consulter Wikipedia, trouver des choses intelligentes à dire sur ce comédien que j’admire mais qui me touche peu. Je me dépêche d’envoyer un texto au journaliste, pour décliner. Je ne voudrais pas être tenté de changer d’avis.

Piccoli, c’est une certaine image de mon père, ou plutôt de la masculinité telle qu’elle avait cours dans mon enfance. Je n’en vois de meilleur résumé que lui, le chef couvert, la chemise ouverte sur un torse velu, affalé contre la baignoire où Bardot lit un livre sur Fritz Lang (cette photo figurait dans une réédition, lue à quinze ans, du livre en question). Il y avait dans tout cela quelque chose de pas dupe, la dignité d’une statue blasée, un ressort de virilité qui tournait à vide. Il aimait en exhiber les signes extérieurs, y compris la calvitie, comme les marques d’un prestige en train de s’éteindre. C’était l’homme de quarante ans, fatigué de jouer son rôle, et ne portant plus nulle utopie. Quelqu’un de trop vrai pour éveiller mes fantasmes.

Je m’intéresse davantage à celui qu’il fut avant : avant cette sclérose de la quarantaine, avant cette croûte épaisse de temps qui le rendait impénétrable (disant cela, je projette sur lui le spectre de mon père, recherché à travers ses photos de jeunesse, à rebours du masque triste qu’il m’offrait). Je vais le chercher dans Nathalie, un film de Christian-Jaque réalisé à la veille de la Nouvelle Vague, et que j’ai découvert récemment. Il y joue un jeune inspecteur de police, à l’imperméable trop grand pour lui, intimidé face à la star qu’était Martine Carol. On l’y voit romantique, sensible, et même un peu féminin (tout le contraire du notable bourru qu’il devait camper par la suite, se raidissant contre ses failles et tempêtant contre l’abîme). J’ai hésité à poster sur Facebook une photo de ce film, c’aurait été ma manière de le ressusciter dans un autre espace-temps, plus conforme à mes songes que sa figure trop reconnaissable.

J’ai fait pire. J’ai été déterrer, dans les archives de l’INA, une “dramatique” réalisée en 1968 (et que, par le plus grand des hasards, j’avais entrevue le dimanche précédant sa mort). Il s’agit de La Femme nue, d’Henry Bataille, dont on ne nous donne en fait qu’un extrait. Cela met en scène un rapin, comme l’on disait en 1900, qui s’apprête à faire un riche mariage et rend visite à son ancienne maîtresse éplorée. Piccoli se croit obligé de jouer cela comme il suppose qu’on jouait à la Belle Epoque : avec de grands gestes emphatiques, des violons dans la voix. Il caricature un fantôme, il tire sur une ambulance. Sans doute, là encore, pour n’avoir pas l’air dupe. Face à lui, qui se fourvoie (il est probable que c’est de son propre chef), sa partenaire tente désespérément d’exprimer une émotion. Je n’ai pas eu la cruauté, sur le réseau social, de décrire ce désastre. Je me suis contenté de poster une capture d’écran, où la moustache en pointe, les yeux chavirés, il étreint “théâtralement” Martine Sarcey. Comme si, à travers cette mise à mort du Père, je guettais sa renaissance.

Jean-Laurent Cochet est mort, à quatre-vingt-cinq ans, du Coronavirus. Absurde téléscopage, entre cette maladie qui matérialise la mondialisation devenue folle et cet homme qui incarnait le chauvinisme et la nostalgie. J’ai aimé le détester, ou détesté l’aimer. A vingt ans, je courais à ses représentations du théâtre Hébertot, pour y voir un Mauriac ou un Becque échappés à l’oubli. Il n’y avait que lui, à l’époque, pour oser reprendre Le Sexe faible d’Edouard Bourdet. Les distributions étaient sans éclat, et la mise en scène poussive. Il avait perdu sa superbe du temps de la Comédie-française, et s’entourait d’une troupe de province pour la recommencer, au rabais. Il se répandait en déclarations furibondes sur l’abandon du répertoire, et, dans ses cours, exigeait des jeunes filles qu’elles fussent en jupe.

Il y avait, dans son passéisme, quelque chose de mécanique, de tournant à vide, qui me fascinait. Dans La Reine morte, montée dans je ne sais quel théâtre d’arrondissement il y a quinze ans, il boulait son texte à toute allure, s’interdisant la moindre émotion, entouré de garçons en collants qui le prenaient pour leur Jean Vilar. Souvent, sur internet, j’allais le retrouver fidèle à lui-même, à ses dieux dédorés, à ses fables de La Fontaine. Je m’apercevais qu’en fait, il avait toujours été ce qu’il est devenu. A vingt ans, au concours d’entrée du Conservatoire, il ouvrait la porte aux impétrants tremblants qui allaient paraître devant les statues du Commandeur, Aimé Clariond ou Madame Dussane. Reçu comme pensionnaire dans la maison de Molière, il déclarait en faire déjà partie, citant les emplois de comédie qu’il y avait tenus en tant qu’élève. Il était le maillon d’une tradition où il s’était enchaîné d’emblée, dans un mélange d’humiliation et de supériorité. De là, les hauts et les bas de sa carrière : il avait commencé en dirigeant de grands sociétaires, il finissait aux limites de l’amateurisme. 

Son orgueil fou marquait son jeu d’acteur. Il se voulait au-dessus de ses rôles, plus intelligent qu’eux, pressé d’en finir avec toute cette mascarade qui, pourtant, constituait l’alpha et l’oméga de sa vie. Qu’il joue Racine ou Labiche, c’était avec la même technique impeccable et blasée, qui reposait, me semble-t-il, sur l’obsession de n’être pas dupe. Drôle d’idéal pour un comédien, d’autant qu’il n’était certes pas un illustrateur du paradoxe de Diderot. Il avait plutôt tendance à rétrécir, jusqu’au fétiche, les textes qu’il aimait. Je parle de lui avec sévérité, mais avec une certaine tendresse. Il représentait, plus que quiconque, ce que j’aurais pu être.

Sur le chemin des Halles, chaque jour, quand je finissais d’aller monter La Tour de Nesle, je passais devant un endroit qui m’a toujours intrigué. Cela se situe au croisement de la rue Saint-Sébastien et du boulevard des Filles-du-Calvaire. C’est une vitrine qui ne donne sur rien, sinon sur une rampe, installée devant un rideau – et où trône un buste de Molière. A côté, on a punaisé des vers de la Fontaine, censés faire allusion à quelque actualité qui m’indiffère. Ce qui me retient, c’est plutôt cet écrin absurde, au-dessus duquel on peut lire, en lettres jaunes et en relief : Théâtre du petit monde/Roland Pilain. Un nom qui ne dit ni plus ni moins aux passants que ceux de Marie Bell (Gymnase) ou Simone Berriau (Théâtre Antoine), non loin de là. Peut-être à cet emplacement, en 1830, venait-on applaudir un vaudeville ou une pantomime. Aujourd’hui, cela ressemble à la permanence désaffectée d’un parti politique, ou au local d’une mutuelle en déshérence. J’imagine, tirant les ficelles, l’un de ces théâtreux vieillissants (un Monchablon, eût-on dit à l’époque de Miquette et sa mère), souvent homosexuels et dépressifs, et qui s’acharnent, contre vents et marées, à enseigner à un public raréfié l’art de bien dire le vers. A-t-il des élèves ? Il n’est pas impossible qu’il campe là tout seul, émergeant de sa tanière pour ôter la poussière du buste, se récitant, tristement, les stances de Polyeucte.

Voilà pourtant qu’hier soir, en passant une nouvelle fois devant sa vitrine, j’ai aperçu du monde. Des gens attendaient devant la porte, comme pour un vrai spectacle. L’intérieur était éclairé, des spectateurs avaient pris place sur des chaises. Deux jeunes filles d’à peine quinze ans, au style de bonne famille, jouaient une pièce dans le genre Boulevard. C’est du moins ce que je croyais comprendre, au vu du téléphone que l’une d’elles faisait mine de décrocher, pendant que sa camarade penchait les yeux vers son texte. Il y avait dans cette scène esquissée, visible depuis la rue, où piétinaient dans le froid d’autres parents, une forme où j’aimerais m’évanouir, je ne sais comment.

L’autre jour, alors que je regardais une interview d’universitaire sur Bertolt Brecht, je me suis souvenu d’une représentation de Mahagonny que j’avais vue vers la fin des années quatre-vingts, à la Fondation Deutsch de la Meurthe de la Cité universitaire. Dans ces boiseries fin de siècle, la musique de Kurt Weil prenait un charme désuet. J’étais, me semble-t-il, accompagné de ma mère. Il y avait dans ce spectacle une jeune femme, dont le visage rond et les cheveux blonds ont surgi, je ne sais comment, de ma mémoire. Elle s’appelait Olivia, je crois, et m’assistait dans les préparatifs de Sud, de Julien Green, que je mettais en scène dans un petit théâtre à Clichy. Elle devait cumuler cela avec un rôle dans la pièce. 

Ce souvenir s’associe, bizarrement, à une audition que j’ai passée à l’époque pour une pièce américaine : Thé et Sympathie de Robert Anderson (dont Minnelli tira un film que j’ai revu récemment). Je me revois, là encore accompagné de ma mère, rencontrant dans un café les jeunes théâtreux qui voulaient monter ce texte. Il y était question d’homosexualité, ou plus exactement d’un garçon que ses camarades soupçonnent d’être un inverti, parce qu’il ne se comporte pas comme un “dur”. Je n’avais pas le physique de l’emploi, et la situation, avec ma mère en chaperon, avait quelque chose de gênant. J’essayais, peut-être, de lui faire passer un message. Peut-être Olivia était-elle présente parmi ces gens. Ou peut-être que tout se mélange dans mon souvenir : homosexualité, Amérique old fashion, théâtre amateur. C’est comme un cristal de temps, d’autant plus troublant que ses contours ne sont pas nets.