FICTIONS (2)

Hier soir, avec Charles, j’ai repris un film-catastrophe que j’avais commencé à regarder la veille. Il me reproche de toujours vouloir voir des histoires de crime, ou macabres. Je lui réponds que j’ai besoin d’un enjeu dramatique. Je deviens semblable à ces vieux messieurs blasés qui ne lisent plus que des polars, ou des whodunit à la Agatha Christie. C’est une manière ludique d’exorciser la peur de la mort, ou de se confronter, l’âge venant, au seul sujet qui vaille la peine d’être conté. 

En deux mois à peine, nous avons regardé dans le désordre : Crime et Châtiment (Raskolnikov tue l’usurière), Le Crime de l’Orient-Express et Le Miroir se brisa (deux enquêtes d’Hercule Poirot), Témoin à charge (Tyrone Power en procès pour meurtre), De sang-froid (deux malfrats massacrent toute une famille), Funny Games (idem), Thérèse Desqueyroux (une femme empoisonne son mari), Le Dos au mur (Jeanne Moreau revolverise son amant), Le Septième Juré (Bernard Blier étrangle une inconnue), Armageddon (Jean Yanne veut faire sauter un théâtre rempli de monde), la série The Night of (John Turturro défend le présumé coupable d’un assassinat), sans oublier les films d’horreur, Scream II, Poltergeist et autres Amityville, où la mort se déguste à toutes les sauces. Dès qu’une porte grinçante débouche sur un fantôme, ou qu’une poupée maléfique cligne de l’œil, Charles pousse des hurlements d’enfant. Je me demande si sa peur, si littérale, ne vient pas authentifier mon plaisir.

Je garde pour la bonne bouche (et pour le moment où il se retire dans sa chambre) les objets les plus sinistres, avec leur parfum de désuétude qui rend encore plus délectables ces thématiques morbides. Par exemple, Le Voyageur de la Toussaint, où Jean Desailly, dans une ville de province ténébreuse, démasque l’assassin(e ?) de son oncle, et les turpitudes du “syndicat du crime” qui étend son ombre sur la cité. Surtout, Angoisses, cette série anglaise dont j’ai acquis en DVD les quarante-deux épisodes. Je ne suis pas fanatique des séries, mais celle-ci constitue ma Madeleine de Proust, ou mon Rosebud de l’horreur. Je me rappelle en avoir vu trois ou quatre échantillons, vers 1980. Je me rappelle essentiellement le générique, qui donne à voir, comme en un rétroviseur anamorphosé, une image déformée. C’est scandé par un accord musical très inquiétant. Un accord qui revient trois fois, avec les pauses de publicité et le générique final. Inlassablement, il me donne le frisson.

L’effet est décuplé par le menu du DVD, qui répète en boucle ce motif sonore. Charles m’entend crier “J’adore !”, pendant que je cherche un épisode qui n’appartient pas à ma panoplie de souvenirs. J’ai vu en effet beaucoup d’entre eux il y a une dizaine d’années, en anglais non sous-titré, auprès d’un collègue de la fac de Caen qui ressemblait à un personnage de la série. J’aimais ces soirées finies ensemble, à nous enfoncer dans ces affabulations dont le détail nous échappait. Il y avait là une sorte d’ivresse du néant, que je ne retrouve pas tout à fait. Dès le début (un renard qui erre la nuit dans la campagne, un crime “vu” par une aveugle à travers une porte vitrée), je sais que je connais déjà tel ou tel récit. Mais la persistance de ces images, au fond de ma mémoire, me trouble. J’aimerais pouvoir les relier à une réminiscence d’adolescence. Ces histoires de filles épiées par des tueurs, au fond d’un cottage solitaire, sont un vieux papier peint qui se décolle, et derrière lequel je suis aux aguets.

Il y a un épisode (qu’il me semble découvrir) où une jeune femme télépathe, devant trois arbres au fond d’un paysage, a un sentiment puissant de déjà vu. Comme disent les français, est-il dit, en exagérant l’accent, par l’un des protagonistes. Je ne sais si j’étais déjà là, à l’époque, pour voir ces trois arbres. Ils m’entr’ouvrent une porte.

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