Deux facteurs, comme l’on disait autrefois, échangent quelques mots devant ma vitre. J’ai entendu le premier, à l’instant, siffloter en distribuant le courrier la musique de Jeux interdits. “C’est un peu calme à mon goût”, dit-il à son collègue. La rue est déserte, en effet. Ils bavardent. Une femme d’un certain âge, vêtue de rose, un masque blanc sur le visage, fait les cent pas sur le trottoir d’en face. Elle va, puis vient, puis va, puis vient. Au-dessus d’elle, il y a un grand jardin comme suspendu, où des inconnus flottent au soleil. La femme tient peut-être une cigarette, comme ma mère, à la Poudarique, dans ces crépuscules où l’on s’étendait sur une chaise longue. 

Je devais fuir ce bonheur, déjà, et m’enfermer dans quelque livre. Ces visions de mon enfance, c’est toujours l’univers des adultes – et moi à côté, réfugié dans le passé. Je caressais notre chat, je me plongeais dans une vieille livraison de La Petite Illustration. Je construisais des théories, je faisais des fiches, je parlais tout seul. J’ai conservé cette habitude, à laquelle je pourrais consacrer un bouquin entier. Souvent, dans la rue, je parle entre mes dents, ou dans ma barbe. Je fais des plans sur la journée à venir, ou l’organisation de ma vie (rien n’a changé à cet égard depuis l’âge de douze ans). Je donne des gages à un interlocuteur imaginaire, qui attend de moi la rigueur. 

Il n’est pas rare que la personne qui marche devant moi se retourne, comme si c’était à elle que je parlais. Ma voix n’est pourtant pas audible, à une telle distance. Et puis, je pourrais être en train de parler à quelqu’un. C’est une espèce d’énergie secrète qui se communique ; une intensité, d’autant plus forte qu’elle est purement mentale. La réaction de ces gens m’énerve. J’ai envie de leur crier : “De quoi je me mêle ?” Ils viennent brouiller un dialogue que je voudrais pur, et que j’ai besoin de mener jusqu’à son terme pour être en paix. 

Me voici fort éloigné de mon point de départ. L’homme du jardin rentre chez lui, suivi d’une petite fille qui pousse des cris. La femme, de là-haut, leur fait un signe tendre. La vieille dame continue ses allées et venues. J’ai essayé, dans mon coin, de dénouer ce dialogue dont je parlais à l’instant, avec quelqu’un que je ne vois pas et qui pèse sur ma vie, en m’ordonnant d’être raisonnable. Je tente, à chaque mot, de trahir cette statue qui m’attend, cachée dans l’ombre.

Une vieille femme passe devant ma vitre. Elle m’évoque une mégère de film ancien, ou une poissarde d’Ancien Régime. Elle est opulente, et se traîne d’un pas lourd, avec des cheveux qui lui retombent sur la tête. J’ai eu maille à partir avec elle, à l’époque où je me suis installé dans cette boutique rue Saint-Ambroise. Elle se plantait devant la vitrine, et épiait sans vergogne ce qui se passait à l’intérieur. Si je lui faisais signe de s’en aller, elle arguait qu’un local avec pignon sur rue m’exposait forcément à la curiosité. Elle avait décidé, en fait, que mon appartement était public, conformément à la tradition qui veut qu’on ne vive pas dans des boutiques.

“Du balai, la commère !”, lui ai-je dit un jour, comme l’eût fait un bourgeois de Marivaux. Elle a maugréé, a passé son chemin, revient pourtant, régulièrement, coller à travers les stores ses yeux écarquillés. Elle semble attendre la résurgence d’un spectacle qui ne viendra plus, ou d’un commerce qui n’existe que dans son imaginaire convenu. Elle fixe, d’un air inquisiteur, cette trappe ouverte sur une béance qu’elle ne déchiffre pas. Elle se demande à quoi peut servir ce décor vide. Au bout d’un moment, elle finit par m’apercevoir, évitant son regard car je ne tiens plus à l’affronter. Elle repart d’un pas lourd, convaincue du bien fondé de sa surveillance.

Quatre-vingts ans de ma mère. J’ai renoncé à lui offrir un chat, énervé par les paperasses et les quasi examens de passage qu’on exigeait de moi. Je me contente de lui acheter (en deux volumes) les romans de Panaït Istrati. C’est le genre de littérature qu’elle aime bien découvrir. J’entends d’avance, à cette lecture, ses cris d’enthousiasme. Je néglige de préparer à son intention le volume de Louis Guilloux que je lui ai offert l’an dernier, qu’elle m’a prêté, que je n’ai pas lu. Cela va encore faire des histoires. Je lui annonce, au téléphone, que Charles servira des ravioli. Ce n’est pas possible, me dit-elle : aurais-je oublié son intolérance au gluten ? Ce n’est pas grave, je commanderai des sushi. Elle revient à la charge. Comment ai-je pu oublier une chose pareille ? Je réponds à côté. Elle raccroche.

Elle me rappelle, quelques minutes après. Elle propose d’apporter ses propres pâtes. Mais non, j’ai commandé un plateau de sushi. J’ai l’impression qu’elle pleure. Il n’en reste aucune trace quand elle arrive, éblouie par la couleur bleue dont j’ai recouvert mes murs. On dîne dans le jardin, en l’absence du chat, toujours fourré chez la voisine. Il finit par daigner paraître, déambulant entre nos jambes sans se laisser caresser. Elle pousse des cris d’amour en l’accueillant, il n’en a cure et poursuit sa chasse, dans les méandres de l’arrière-cour. Le soir tombe. Elle a commencé à relire les Mémoires d’outre-tombe, non sans mal. Je m’extasie sur l’enfance de M. de Chateaubriand. Je lui raconte qu’un ami de Charles (le fameux Viken, dont je préfère taire le nom) considère comme “ringards” tous ces auteurs du XIXeme siècle. Elle vient de relire Illusions perdues, Charles aussi. Ils échangent leurs impressions. Je passe à Proust, qui aurait selon moi puisé toute son inspiration dans Balzac.

On évoque les romanciers russes. J’ai lu récemment La Mort d’Ivan Ilitch, et d’autres nouvelles dont je leur narre l’intrigue : Les Deux Hussards, par exemple, où une femme reçoit, vingt ans après, la visite du fils de son amant de jeunesse. Ma mère confond Ivan Ilitch (une histoire de cocher ?) et Maître et Serviteur, que je vante comme un chef-d’œuvre indépassable. En racontant (si je me souviens bien) comment le maître irascible, à la fin du récit, aura sauvé son serviteur d’un froid mortel, j’ai les larmes qui montent aux yeux. Je ne peux m’empêcher de reprocher à Tolstoï son côté brillant, et le caractère superficiel de sa religiosité, à rebours de Dostoïevski évidemment. Ce n’est pas évident pour Charles, qui trouve du brillant chez celui-ci, et qui n’a pu finir un bouquin de Tolstoï dont le titre lui échappe (Résurrection, lui dis-je), justement parce que les préoccupations religieuses y prenaient une place trop manifeste. 

Charles me pousse dans mes retranchements, en me demandant ce qu’il peut bien y avoir de chrétien dans l’œuvre de Dostoïevski. Je convoque la mort du Tsarets Zosime dans Les Frères Karamazov, la parabole de Lazare dans Crime et Châtiment, l’intertexte christique de L’Idiot… Je m’en veux de ne pas trouver d’argument plus profond, de m’en tenir à ces pauvres citations mécaniques. J’oppose le “socialisme chrétien” de Dostoïevski à la vision plus cynique de Tolstoï. Je ne suis pas sûr que mon parallèle soit convaincant. Charles a lu Guerre et Paix, Anna Karénine. Il a vu le film avec Vivien Leigh. Ma mère ne sait trop quoi penser de tout ce débat.

Je m’échappe pour aller voir les chats, qui demeurent en faïence à travers les grilles de la cour. Michelle, oubliant ses angoisses d’équilibre, se tient debout contre le mur en bambou que j’ai érigé au milieu. Charles, à côté, contemple les animaux (il a l’air d’avoir douze ans, me dit Arthur, en réponse à une photo que je lui ai envoyée à l’instant). Il pourrait, déclare-t-il avec une théâtralité qui m’embarrasse, passer ses journées à les observer. Les phrases se perdent, dans la coulisse où les convives se replient. Je reste là, à regarder les chats qui jouent dans la nuit. J’ai peur de décomposer ce moment, en imaginant ce qu’il pourrait devenir dans un livre. Je reviens m’asseoir, à mon tour, en ruminant cette fixité qui me menace.

La conversation roule sur la période de l’Occupation, où ma mère nie qu’elle et sa sœur aient jamais été “cachées” (comme je le prétends dans mon dernier livre). Elles étaient chez leur grand-père à Bergerac pour éviter d’être à Paris en temps de guerre, et c’est tout. Je veux bien croire qu’elles ont été emportées dans l’exode de 1940, mais je ne puis admettre qu’elles n’aient pas vécu là-bas sous un faux nom. A partir de 1942, on savait à quoi s’en tenir sur le sort des Juifs. Je cède, et cela m’agace, à cette manie de projeter sur le passé les grilles de l’Histoire officielle qui est un trait de notre époque. J’argue, avec mauvaise foi, que c’est pour mettre les choses “en perspective”. En vérité, je m’enferme dans une polémique qui n’a pas lieu d’être. Plus Michelle rappelle que tous les Allemands n’étaient pas acharnés à chasser les Juifs jusque dans les maisons de campagne (d’où ces soldats qui jouaient avec elle dans le grenier de Bergerac), plus je lui sers des contre-exemples d’un ton docte et démonstratif. Mal à l’aise à cause de ces rigidités qui me hantent, j’écoute le portrait qu’elle fait de son père, dont la destinée,  hautement romanesque, devrait m’inspirer un ouvrage si j’en avais le courage.

Comme d’habitude, elle traîne avant de partir, et je prends soin de laisser l’entretien mourir, pour qu’elle se décide à commander un Uber. Je me campe devant mon ordinateur, en préparant le DVD que j’ai l’intention de regarder après son départ. “Tu me mets à la porte ?”, me demande-t-elle, comme d’habitude, et je me terre dans le silence. La course est programmée, de manière intangible, à la mauvaise adresse. Elle voudrait que j’aille vérifier si la voiture arrive, mais depuis cinq minutes, le logiciel affiche obstinément une minute d’attente. C’est une scène qui n’en finit pas de se vider. Charles vient m’aider, car il connaît ce classique de mon répertoire. On accompagne ma mère vers le trottoir, elle s’accroche à mon bras pour traverser la rue. Je lui fais, en me retournant, un salut tendre. Je m’écroule sur le canapé, face à un épisode de la série Angoisse où une cantatrice, rendue folle par le (faux) fantôme de son mari, s’effondre en plein chant.

Nouvelle engueulade avec ma mère, juste au moment où l’on allait se promener. Charles me regarde avec délices m’égosiller au téléphone, il rajoute, parfois, une pointe d’huile sur le feu. Elle a écouté un entretien avec un chercheur suisse, que je lui ai transmis – et où la doxa officielle sur la pandémie est contredite. Les arguments sont proches de ceux du professeur Raoult : si on angoissait ainsi les populations avec les taux de mortalité de la grippe, on produirait la même psychose. La stratégie de confinement est à l’inverse de celle (de dépistage) qu’il eût fallu mettre en place. Elle n’a entendu qu’une chose : que le confinement, mesure à ses yeux sacro-sainte, est contesté. Elle déchiffre là-dedans une élucubration complotiste, aux antipodes de son légitimisme qui veut que tout ce que Macron fait soit bien fait. Elle craint surtout que je ne me dérobe aux consignes.

C’est cela qui m’énerve. Ce ton de mère-la-loi, qui met à profit la crise sanitaire (comme, en d’autres temps, mes mauvais résultats médicaux) pour me gourmander ainsi qu’un petit garçon en faute. Ou, plus exactement, qui attend que je me révolte pour me taper sur les doigts. L’hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner. Je me laisse entraîner dans ce rôle, en haussant le ton, en attaquant ses préjugés, sans répondre précisément à ses questions. Elle voudrait que je lui dise que je vais braver le confinement. Elle s’inquiète pour moi, soi-disant. Je m’en sors par une fanfaronnade à la Pagnol, pour ne pas me laisser prendre au piège. Si je disais oui, elle pousserait des hurlements. Si je disais non, elle triompherait et se vanterait d’avoir gagné la bataille.

Je pourrais dépassionner le débat, ou mieux encore ne pas m’y livrer. Je me mets à son diapason, car elle parle très fort au téléphone, et met sa bouche tout près du micro (cette manie a été, entre nous, source de conflits récurrents, moi essayant de lui expliquer comment tenir l’appareil, elle s’exclamant que je prends plaisir à l’humilier). Son débit est ininterrompu, de sorte que je parle par-dessus elle, et bientôt crie. Puisque tu considères que tout ce que fait Macron est merveilleux, puisqu’on n’a pas le droit de formuler le moindre bémol, et ainsi de suite. J’en appelle au Moyen Age, à la peste, à la grippe espagnole. Je vitupère la déshérence du système de soins en France. Charles compte les points, en enfilant ses chaussettes.

Une infime brèche s’ouvre, dans le mur de nos incompréhensions. J’ai dû reconnaître, en passant, les enjeux écologiques que soulève la situation actuelle – et que je ne l’ai pas attendue pour découvrir. Le seul fait que je lâche si peu que ce soit du lest suffit à l’apaiser. On fait semblant de s’accorder, sur ce plus petit commun dénominateur. Il faut bien que nos logorrhées sourdes trouvent leur point de chute. Un terrain où l’on peut tirer sa révérence, sans trop de blessures d’amour-propre. On se rend mutuellement la liberté.

Ma mère m’agace. Je ne cesse pourtant de l’appeler, pour lui demander conseil sur tout et sur rien. Avant-hier, j’avais pris rendez-vous chez le médecin pour qu’on me prescrive une radio du bras, qui me fait mal. A mesure que l’échéance approche, je me persuade qu’il vaut mieux ne pas y aller, officiellement pour éviter d’attraper le fameux virus, plus sourdement parce que tout contact avec la médecine m’angoisse. La secrétaire, au téléphone, m’a demandé à quel bras j’avais mal (comme s’il pouvait s’agir d’un infarctus). Dieu merci, c’est au bras droit. J’ai mal aussi, par intermittences, du côté des côtes (cela me rappelle ces douleurs d’il y a un an, possiblement dues à l’arthrose). Je parle de tout cela à ma mère, qui me dit qu’en effet, ce n’est pas raisonnable de traîner dans une salle d’attente, chez un médecin inconnu. Elle me dit ce que j’ai envie d’entendre.

Le lendemain, à huit heures quarante, mon téléphone vibre. Elle me rappelle une heure plus tard. Elle devrait pourtant savoir que le matin, je dors ou travaille. Dans son message, elle me somme de la rappeler avant de faire une consultation en ligne. Encore une reprise de pouvoir, par elle qui s’engouffre dans la brèche de mes angoisses pour rentrer dans ma vie. Elle me recommande d’aller dans une pharmacie, et de demander une crème pour mon bras. Je balaie avec mépris ce conseil de bonne femme, et m’empresse de passer à un autre sujet. A-t-elle regardé l’émission sur James Tissot, dont je lui ai envoyé  le lien ? Notre conversation soudain se détend, aussi vite qu’elle s’était crispée. Elle me parle de ce peintre qu’elle découvre avec passion, et qui était, selon elle, un critique de son temps. Certes, ce n’est pas du Courbet, mais c’est de la très bonne peinture. J’affiche un certain dédain, pour la contredire et me singulariser. Je fais l’éloge d’artistes oubliés, Henri Gervex ou Emile Friant, dont je lui ai envoyé les références et que je prétends beaucoup plus intéressants. Elle proteste. Je chicane. On a le même âge.

“L’aventure commence.” Ce sont les mots qu’a eus ma mère, le jour où je lui ai parlé de je ne sais quelle maison en vente en Bretagne. Un corps de ferme à restaurer entièrement, avec grange attenante, au bord d’une route de campagne, à mi-chemin entre Coutances et Granville. A vingt minutes en taxi de la gare, à vingt minutes en voiture des plages. J’irai moi-même, ce samedi, visiter les lieux (en vérité, je n’y ai pas été ce samedi-là, ni aucun samedi d’ailleurs, vaguement tenté par ce bien biscornu, apeuré à la pensée des changements en gare de Caen).

Cette phrase de ma mère a résonné en moi. Cela ne lui ressemble pas, à elle qui me met toujours en garde : contre le danger de boire trop d’alcool, ou de porter une chemise à rayures qui me grossira. J’y reconnais, inchangé, son amour des vieilles maisons, des vieilles pierres où va se loger sa rêverie. A chaque annonce que je repère, je lui envoie, ainsi qu’à moi, le lien en copie. A chaque fois, elle me demande, ignorant décidément l’existence de Google Maps, où se trouve le bien en question. Je renonce à m’énerver. Je ramasse, comme des cailloux blancs, ses mots exaltés. Il faut sauter dessus. J’adore. Où est-ce ?

Je la rappelle, pour lui narrer mes entretiens avec l’agent immobilier, pour balayer, à force d’enthousiasme, ses dernières réticences. Elle s’inquiète qu’il n’y ait même pas de salle de bains. Je tempête, en arguant qu’à quatre-vingt mille euros, on ne peut espérer tout avoir. Je l’ai presque convaincue, et au bout du compte, une accumulation de points noirs me décourage. Je ne lui en parle plus, je passe à autre chose, je sais qu’elle sera encore prête à me suivre. Autant qu’en ces dimanches de jadis, où nous courions marchés aux Puces et ciné-clubs de banlieue, en quête d’une idole effacée.

Voici plus d’un an que je n’ai rien écrit (ou presque), me laissant envahir par la finition d’un film qui a pris des proportions incalculables. Il fallait bien que je l’achève, cette Tour de Nesle qui m’avait coûté tant d’argent, de plans sur la comète, de cris et de grincements de dents. J’y passe l’épisode central dans une prison, ligoté, à la merci d’une reine cruelle. Je m’y enfonce dans la fiction, une fiction qui me parle de mon père, de son rapport aux femmes, de ses désirs – et de bien davantage encore. De ses stratégies pour faire chanter les autres, avec toute l’ambiguïté que ce terme implique. Les rendre coupables, mais aussi libérer je ne sais quelles puissances d’imaginaire.

Cette maison qu’il a construite pour moi, elle me pèse, ce matin, même si le montage n’est pas encore tout à fait terminé. Il va encore falloir passer des heures à écouter les claquements de porte, les bruits de chaise, à caler à la fraction de seconde près tel ou tel fragment de musique. A faire des chèques, à faire des calculs. A se demander, en pleine nuit, comment imposer cet objet bizarre à des gens qui n’en veulent pas. Je porte, à bout de bras, cette histoire qui n’est même pas la mienne et dont je me suis chargé par une fidélité absurde.

Cela réveille des obsessions. Des scrupules. Je me reproche de n’avoir pas joué telle scène comme j’aurais dû la jouer, de m’être saoulé de champagne (que je camouflais dans une bouteille thermos), croyant surmonter ainsi les fatigues du tournage : cela m’a galvanisé, à tel moment ; cela m’a écrasé, à d’autres. Je m’épuise à avoir une vue d’ensemble de cette peuplade de petits instants échappés au néant, et qui sont censés raconter quelque chose. Quoi, au juste ? Certes plus la pièce d’Alexandre Dumas, que j’ai confisquée à mon profit. Peut-être précisément, en fin de compte, ce sentiment d’être l’otage d’une fiction voulue par autrui. Je reconstruis des images qui m’ont fasciné. Je cherche sans y arriver à faire jouer la clé dans la serrure.

Les vitres du bureau où je travaille sont opaques. L’artisan qui devait tout repeindre en bleu a laissé en plan cette partie, gagnée par l’humidité, encore recouverte d’un film plastique. J’entends les cris des enfants au fond de la rue, des bribes des conversations des gens qui passent. Tout à l’heure, alors que je venais de récupérer mon courrier (seul contact que j’ai avec l’immeuble que j’habite), un homme a fixé son regard dans le mien. J’essaie de chasser de mon esprit les idées noires : celles, sourdement, qu’éveille la lecture d’un article que je viens de parcourir dans Mediapart, et qui recense tous les dérapages verbaux des journalistes du Masque et la Plume. Tout cela n’est pas bien réel. Tout le monde se raconte des histoires, pour ne pas voir la mort ou quelque chose d’essentiel qui aiderait à rester vivant.

Je voudrais ne pas céder au pathos. Ne pas m’enfermer, encore une fois, dans un récit dont je prétendrais maîtriser les tenants et les aboutissants. Par exemple, j’aimerais chroniquer cette lubie qui m’a pris de m’acheter une maison, grâce à un petit pécule que m’a valu la vente d’une chambre dans le Marais. Je résiste pourtant, lorsque je visite des lieux, lorsque je m’achète un livre (La Maison d’Apre-Vent), à la tentation de me projeter dans le livre à venir, de savoir d’avance ce qu’il va contenir. Ce couple d’altermondialistes (on aurait dit naguère des hippies) qui nous a reçus avant-hier, ma mère et moi, pour nous vanter leur chalet autosuffisant à futurs panneaux solaires, je les voyais déjà comme des personnages. Je m’entendais leur poser des questions indiscrètes, je réécrivais mentalement notre rencontre.

Sous l’œil de mon Iphone, dans le train, ma mère prenait des poses chavirées. A travers la fenêtre poussiéreuse du compartiment, on voyait passer des gares désertes, des villages et des villes qui n’avaient même plus de forme. On faisait la sieste. Je lui lisais, en essayant de couvrir le vacarme des roues, un texte de Rohmer sur Bunuel. Comme si rien ne s’était passé, depuis ces après-midi d’autrefois où elle repassait des chemises et où je me plantais devant elle, lui déclamant des pièces de répertoire. Il y avait quelque chose d’absurde dans cette énième équipée. Moi, engoncé sous une casquette et une écharpe nouvellement achetées aux Galeries Lafayette, ruminant sous la pluie mes bonnes résolutions. Elle, s’accroupissant en tremblant sur le marchepied du wagon, persistant à me suivre, tout en me reprochant de ne pas jouer mon rôle de bâton de vieillesse. Les gens en train de nous regarder, de lui demander si elle n’a pas besoin d’aide, me renvoyant à l’opprobre d’être décidément un fils coupable. Je n’en ai cure. Je cherche un autre lien entre nous. Un lien qui remonte à l’enfance et qui n’a que faire du temps qui passe, des griefs, des rides, des ruines. Un lien qui n’a que faire des liens.

Chaque printemps me voit refleurir mon jardin, de manière erratique. J’ignore le nom des plantes, je les installe ici ou là, au petit bonheur, sans trop me soucier de l’orientation du soleil ou de la fréquence de l’arrosage. Une vieille amie, quand je suis arrivé rue Saint-Ambroise, me conseillait. Elle me laissait des instructions, précisant le traitement à réserver à telle ou telle espèce botanique. Au delà d’un certain moment, je les oubliais, et puis nous nous sommes fâchés. 

J’ai laissé mourir le néflier que m’avait légué l’ancien occupant des lieux. Il était déjà mal en point à cette époque, les étés suivants lui ont été fatals. Ma mère m’engueulait, parce que je ne m’occupais pas assez de cet arbre. A la fin je l’ai relégué au fond de la cour, où il suscitait la perplexité du voisinage. N’ayant pas le courage de le déraciner, j’en ai cassé toutes les branches, et j’ai disposé tout autour une plantation disparate. J’ai également installé, non loin de là, un mûrier qui risque de souffrir de l’ombre. Je fais un peu n’importe quoi, j’enlève les mauvaises herbes et les feuilles mortes quand cela me chante. J’arrête régulièrement les yeux sur ce tableau, où quelques fulgurances viennent cacher la misère du rosier ou du laurier délaissés. Peut-être que de cette anarchie finira par sortir une beauté.