MERES (6)

Une vieille femme passe devant ma vitre. Elle m’évoque une mégère de film ancien, ou une poissarde d’Ancien Régime. Elle est opulente, et se traîne d’un pas lourd, avec des cheveux qui lui retombent sur la tête. J’ai eu maille à partir avec elle, à l’époque où je me suis installé dans cette boutique rue Saint-Ambroise. Elle se plantait devant la vitrine, et épiait sans vergogne ce qui se passait à l’intérieur. Si je lui faisais signe de s’en aller, elle arguait qu’un local avec pignon sur rue m’exposait forcément à la curiosité. Elle avait décidé, en fait, que mon appartement était public, conformément à la tradition qui veut qu’on ne vive pas dans des boutiques.

“Du balai, la commère !”, lui ai-je dit un jour, comme l’eût fait un bourgeois de Marivaux. Elle a maugréé, a passé son chemin, revient pourtant, régulièrement, coller à travers les stores ses yeux écarquillés. Elle semble attendre la résurgence d’un spectacle qui ne viendra plus, ou d’un commerce qui n’existe que dans son imaginaire convenu. Elle fixe, d’un air inquisiteur, cette trappe ouverte sur une béance qu’elle ne déchiffre pas. Elle se demande à quoi peut servir ce décor vide. Au bout d’un moment, elle finit par m’apercevoir, évitant son regard car je ne tiens plus à l’affronter. Elle repart d’un pas lourd, convaincue du bien fondé de sa surveillance.

Pas de commentaire

Poster un commentaire