MEMOIRES (1)

Deux facteurs, comme l’on disait autrefois, échangent quelques mots devant ma vitre. J’ai entendu le premier, à l’instant, siffloter en distribuant le courrier la musique de Jeux interdits. “C’est un peu calme à mon goût”, dit-il à son collègue. La rue est déserte, en effet. Ils bavardent. Une femme d’un certain âge, vêtue de rose, un masque blanc sur le visage, fait les cent pas sur le trottoir d’en face. Elle va, puis vient, puis va, puis vient. Au-dessus d’elle, il y a un grand jardin comme suspendu, où des inconnus flottent au soleil. La femme tient peut-être une cigarette, comme ma mère, à la Poudarique, dans ces crépuscules où l’on s’étendait sur une chaise longue. 

Je devais fuir ce bonheur, déjà, et m’enfermer dans quelque livre. Ces visions de mon enfance, c’est toujours l’univers des adultes – et moi à côté, réfugié dans le passé. Je caressais notre chat, je me plongeais dans une vieille livraison de La Petite Illustration. Je construisais des théories, je faisais des fiches, je parlais tout seul. J’ai conservé cette habitude, à laquelle je pourrais consacrer un bouquin entier. Souvent, dans la rue, je parle entre mes dents, ou dans ma barbe. Je fais des plans sur la journée à venir, ou l’organisation de ma vie (rien n’a changé à cet égard depuis l’âge de douze ans). Je donne des gages à un interlocuteur imaginaire, qui attend de moi la rigueur. 

Il n’est pas rare que la personne qui marche devant moi se retourne, comme si c’était à elle que je parlais. Ma voix n’est pourtant pas audible, à une telle distance. Et puis, je pourrais être en train de parler à quelqu’un. C’est une espèce d’énergie secrète qui se communique ; une intensité, d’autant plus forte qu’elle est purement mentale. La réaction de ces gens m’énerve. J’ai envie de leur crier : “De quoi je me mêle ?” Ils viennent brouiller un dialogue que je voudrais pur, et que j’ai besoin de mener jusqu’à son terme pour être en paix. 

Me voici fort éloigné de mon point de départ. L’homme du jardin rentre chez lui, suivi d’une petite fille qui pousse des cris. La femme, de là-haut, leur fait un signe tendre. La vieille dame continue ses allées et venues. J’ai essayé, dans mon coin, de dénouer ce dialogue dont je parlais à l’instant, avec quelqu’un que je ne vois pas et qui pèse sur ma vie, en m’ordonnant d’être raisonnable. Je tente, à chaque mot, de trahir cette statue qui m’attend, cachée dans l’ombre.

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