Je fais des rêves mondains, où le cinéma tient une certaine place. L’autre nuit, je conseillais le programmateur de la Cinémathèque française, qui s’évertuait à trouver de nouvelles idées. Pourquoi pas un hommage à Laurence Olivier ?, lui disais-je, et je lui faisais valoir ses trois films tirés de Shakespeare. Ainsi que son pedigree d’acteur de cinéma : Le Prince et la Danseuse, Les Hauts de Hurlevent… A ce dernier titre, mon interlocuteur faisait la grimace. 

Cette nuit, je me suis retrouvé dans un colloque de cinéma où se pressaient les people. Alors que j’attendais de passer mon tour, mes quelques notes à la main, Chiara Mastroianni venait me saluer, me demandant si j’étais un ami d’Arthur Dreyfus (j’apprendrais plus tard qu’il l’avait informée de ma présence). Elle me prodiguait de singulières gentillesses.

Cela n’en finissait pas, les orateurs succédaient aux orateurs, et mon tour ne venait jamais. Errant aux abords de la salle de conférences, j’apercevais, de loin, X…, bien forcé de me claquer la bise. Nous échangions deux ou trois mots convenus, je n’osais solliciter ses impressions sur mon dernier envoi livresque. Il jetait son dévolu sur un(e) adolescent(e), qui traînait dans les parages. J’avais oublié de lui parler de son dernier film.

A présent, l’attention publique se focalisait sur un acteur à peine connu : le jeune Pakistanais de la série The Night of, découverte ces soirs-ci. Il était plus beau qu’il n’est en vérité, répondant aux questions indiscrètes d’une assistance avide de potins. Je prenais la parole, sans y être invité : “On se croirait dans Lola Montès.” Je revoyais les lustres qui montent et descendent, j’entendais les cris de la foule, et tout le Barnum médiatique mis en scène par Ophuls. On se tournait vers moi, sans comprendre à quoi je faisais allusion. 

Il y avait de moins en moins de monde. Y… entamait avec moi une conversation joviale, avant de s’éclipser. On se trouvait, maintenant, dans l’ancienne Cinémathèque de Chaillot, avec ses espèces de parpaings troués, tenant lieu de décoration murale. J’hésitais à m’en aller, moi aussi. Après tout, je n’avais pas préparé grand chose, et je risquais d’être pris en défaut. Je me demandais si Y… était encore là, en haut, et si les mondanités allaient continuer.

Rêve : j’ai rendez-vous avec X…, chez une personnalité qui semble importante, et qui porte un nom composé. J’ai pris le parti, hardi, de porter des bottines en croco à talons hauts. Je m’effraie de mon audace, et crains que X… ne s’en aperçoive. Je suis en avance, et la dame m’accueille. Nous n’avons pas grand chose à nous dire, nous tuons le temps en mangeant quelque soupe. X… arrive, survoltée comme d’habitude. Je reste debout, en escomptant que mon jean, qui descend très bas, cachera mes chaussures. Elle ne s’aperçoit de rien, vaque à ses tractations. La dame ennuyée a été remplacée par des messieurs de type mafieux. L’un d’eux, examinant la marchandise comme un usurier d’antan, nous prévient qu’elle est fausse mais qu’on n’aura pas de mal à l’écouler. Ce doit être un tableau, ou des billets de banque.

Un peu plus tard, nous nous trouvons toujours au même endroit. Je suis occupé à je ne sais quelle tâche, des photocopies sans doute. Alors que je m’assieds, imprudemment, X… aperçoit mes bottines et les compare aux siennes, qui sont strictement semblables. Dieu merci, elle ne vérifie pas la hauteur des talons. Elle ne semble guère s’étonner de ma taille, plus élevée que la moyenne, ni de ma démarche tandis qu’on s’éloigne l’un et l’autre dans la rue. Je fais effort pour paraître normal, juché sur mes talons de dix centimètres. Au cas où l’on me démasquerait, je prétendrais que je les porte pour me rehausser. Hélas, je suis parti avec un sac qui n’est pas le mien et j’ai oublié celui-ci, dans l’officine douteuse de tout à l’heure. Il y a dedans mon ordinateur et des effets auxquels je tiens. Il va falloir refaire tout ce chemin en sens inverse.

Rêve : je suis avec ma mère, couché dans le même lit. Elle s’attache à me dissuader d’acheter une maison qui me plaît. Elle attire mon attention sur des signes bizarres, gravés au cœur du mur, et qui prouvent selon elle que la maison est hantée.

Je songe à ce film qui m’a tant marqué, quand j’avais douze ou treize ans : La Maison du diable. On y entendait le souffle d’on ne sait quel esprit, à travers l’épaisseur d’un mur filmé en très gros plan. On y voyait Julie Harris, sombrant dans la folie, empruntant un immense escalier en colimaçon où achevait de vaciller sa raison. Ce sont du moins les images qui m’ont frappé, et que j’ai retrouvées, intactes, en revoyant le film une quinzaine d’années plus tard. Autour, un récit que j’avais oublié, et où il est question d’une expérience scientifique menée par un groupe dans une demeure qui a mauvaise réputation. Les tendances lesbiennes du personnage de Claire Bloom, les palabres pour chercher à ces phénomènes une explication rationnelle, ce n’est qu’une architecture de scénaristes qui s’effondre dans le souvenir. Ce qui reste, ce sont les plongées dans l’inconscient. Mais elles n’auraient pas ce caractère fascinant si elles n’étaient encadrées par du récit. 

Je pense à un film que j’ai vu plus récemment : Ulysse souviens-toi, de Guy Maddin. Cela se passe aussi dans une maison sinistre, où grouillent les revenants. Mais ces chimères sont si décousues, si peu fondées en vraisemblance qu’elles ne produisent aucune terreur. Elles ont l’arbitraire des images mentales. Pour que mon esprit soit attiré par un gouffre, il faut qu’un garde-fou m’en protège, et lui prête quelque sens. De même, qu’ai-je à faire de ces films gore où l’on découpe les gens en morceaux, où le sang jaillit de tous côtés ? S’il m’arrive de me retrouver au cœur d’un public de teen agers rigolards, c’est toujours pour des histoires de maison hantée, de poupée maudite. Quelque chose qui porte la trace du passé, de la convention (de la religion ?), quelque chose qui bascule et qui pourtant conserve une forme.

Remis à la lecture de romans, ce qui ne m’était pas arrivé depuis quelque temps. J’ai attaqué La Maison d’âpre-vent (c’est-à-dire Bleak House) de Dickens, en alternant, pour finir ce long week-end pascal, avec Crime et Châtiment (commencé il y a bien des années, repris cet été, laissé en plan) et Aurélien (que je traîne depuis près de quatre ans). Je vis, à la lecture, les mêmes déchirements que dans l’écriture. Je suis forcé de chasser les pensées comme des mouches, pour me frayer un chemin. A chaque ligne, des images surgissent (qui me renvoient à d’autres livres, ou à des moments de ma vie, ou à des intuitions obscures). Ce ne serait rien, si elles ne demandaient d’être élucidées, sur-le-champ ; si elles ne faisaient que passer, en écho aux mots qui défilent. Elles captivent mon attention, m’obligeant à un effort renouvelé pour ne pas m’arrêter. Le seul fait d’en prendre conscience les rend menaçantes. 

J’ai parlé d’images, j’ai parlé de pensées. Ce sont, plus exactement, des images qui aspirent à se traduire en pensées, ou, plus poétiquement, des fantômes de pensées. Ils sont faits de la peur de rater un possible, ou de ne point dominer assez les tenants et les aboutissants de la situation. C’est pourquoi je suis plus à l’aise, justement, avec les écrivains à situation (Dostoïevski ou Green) qu’avec ceux qui sollicitent l’intelligence du lecteur (Dickens annonce Proust dans cette ambition). Il me faut une situation qui me fascine, ou s’impose dans une lumière d’évidence. Les déambulations de Raskolnikov ont quelque chose de fatal qui me rassure. Quelle que soit l’opacité dont l’auteur les enveloppe, elles répondent à une nécessité dramatique. Ce que je préfère en littérature a toujours plus ou moins à voir avec le théâtre (un certain théâtre). J’ai besoin d’un nœud, qui me confisque ma liberté et m’empêche de m’évader.

Moi qui dîne au restaurant chaque soir, depuis des années, me voici mangeant à la maison, à vingt heures, en regardant les nouvelles du Coronavirus. Dimanche, invraisemblable soirée électorale, où défilent des politiciens qui ne ressemblent plus à rien, qui ne se réjouissent même pas de voir triompher leurs couleurs. Seule Nadine Morano fait le job, en agressant un secrétaire d’Etat coupable de ne pas dire toute la vérité aux Français. Nul journaliste n’a été dépêché en région. La seule envoyée spéciale campe sur les Champs-Elysées, et croit bon de nous redire, toutes les vingt minutes, que les magasins sont fermés et qu’il n’y a personne dans les rues. Elle m’énerve en parlant d’une avenue “définitivement” déserte, ce qui est un anglicisme peu rassurant. Edouard Philippe paraît, tragique, décomposé, butant sur chaque mot. Une béance bizarre vient manger sa barbe. On pressent, derrière tout cela, des lendemains funestes.

Hier soir, longue allocution de Macron, les yeux dans les yeux de la France. Ils sont très bleus, ces yeux, et je ne peux me défendre d’être sensible à son côté jeune premier conventionnel. Je vérifie le nœud de sa cravate, je m’inquiète des plis que fait son manteau, sur les épaules. Il met les silences là où il faut, il répète, avec le ton juste : nous sommes en guerre. Il a l’air de jouer Churchill dans une pièce de théâtre amateur. Est-ce qu’il croit un mot de ce qu’il raconte ? Je me laisse gagner par un frisson d’émotion, quand il déclare suspendre sa réforme des retraites, ou quand il nous exhorte à profiter du confinement pour lire. Ce n’est pas Sarkozy qui aurait eu cette idée. 

Charles et moi regardons la fin d’un film que j’ai entamé la veille. Il s’agit de La Fin d’Hitler, l’une des dernières réalisations de Pabst qui essayait de faire oublier ses compromis sous le IIIeme Reich. Dans un bunker, au cœur de Berlin encerclé par les Américains et les Russes, Hitler éructe ses imprécations auprès d’un état-major tétanisé. C’est plein de clairs-obscurs dans le style années vingt, de perspectives fuyantes et de regards torves. L’acteur qui joue le Führer pourrait faire passer celui-ci pour un modèle de retenue. Il dialogue, échevelé, avec un portrait de Frédéric II. Eva Braun est une gretchen terne, que trouble à peine la proximité du suicide. Seule belle séquence : celle où une femme, au mess des officiers, commence à se déshabiller et improvise une danse lascive. On voit resurgir toute la fascination de Pabst pour l’érotisme né des ruines.

Du même, regardé aussi Don Quichotte. C’est une somptueuse reconstitution des gravures du XVIIeme siècle, mue par une croyance à l’imagerie qui manque cruellement aux faiseurs de films d’aujourd’hui. Les chapeaux sont trop pointus, les robes exagérément carrées. Don Quichotte/Chaliapine chante à tout bout de champ, avec un accent slave qui rend les paroles incompréhensibles. Et pourtant ce monde existe, parce qu’il prend le cliché au pied de la lettre. On n’imagine plus Sancho Pança autrement que sous ces traits-là. C’est peut-être le naturalisme de Pabst (mêlé à un expressionnisme naïf) qui lui permet de réincarner Cervantès, mieux que n’eût pu le faire un metteur en scène plus baroque. A la fin, une idée géniale. Après qu’on a vu brûler tous ces livres coupables d’avoir influencé le “héros”, le feu repart à l’envers, reconstituant la couverture du Quichotte. J’ai été ému, au spectacle de cette fiction survivant aux cendres de la foi du Moyen Age.

Avec Charles, hier soir, revu Picnic de Joshua Logan que je n’avais pas revisité depuis l’âge de dix ans, ou quelque chose d’approchant (il doit en rester une trace dans les fiches que j’écrivais alors, pour commenter les films ; il faudrait que j’aille rechercher cela dans mes archives). Vertige de me retrouver face à un film qui a l’air tout neuf, à force de restaurations – au point que quelqu’un qui n’en connaîtrait pas la date pourrait s’y tromper. Les couleurs sont presque aussi réalistes qu’elles le seraient aujourd’hui. Je guette ce qui, à un moment donné, va trahir l’époque, et je ne tarde pas à le trouver. Ces scènes de la vie de province, jouées comme à Broadway avec le décor naturel en plus-value, ces explications psychologiques, cette grande tirade du troisième acte de Rosalind Russell, qui dit méchamment son fait à l’homme qui ne la désire pas. 

De tout le film, seul ce personnage émerge du fond de ma mémoire. J’ai dû être sensible, jadis, à cette figure de femme vieillissante et frustrée. Elle éclipsait Kim Novak, elle avait le prestige des amours mortes. A dix ans, j’ai probablement été bouleversé par la cruauté de sa révolte, autant que je le suis ce soir, cherchant à surprendre la nature de mon émotion ancienne et à la superposer à la mienne. Cela me paraît insensé, qu’à peine vingt années se soient écoulées entre ce Picnic et le jour où je l’ai découvert, à la télévision. Ce genre de films appartenait à un Olympe très lointain. Celui-ci, en vérité, n’était pas plus loin dans le temps que ne l’est par exemple L’Arche russe. 

Cette scène où les amoureux dansent au clair de lune, je me souviens de m’en souvenir. Sans doute moins pour l’avoir vue que pour avoir revu cet extrait, plus tard, ou bien une photo dans un livre. Ce sont des débris de temps que je m’acharne à saisir, à travers ce miroir lisse. Etranger à mon trouble, Charles reçoit le film pour la première fois, comme un enfant. Il croit voir un faux raccord, dans la scène où William Holden prend dans ses bras Kim Novak. Je crains qu’il ne trouve tout cela désuet, je l’entends ironiser sur les réjouissances collectives qui sont le clou du récit, et puis rendre les armes quand la vieille fille éclate. Il trouve cela extraordinaire, il exagère. 

Il me fait le lendemain une analyse où prime la “tragédie” du personnage principal, vaincu par le destin. La happy end, selon lui, n’en serait pas vraiment une. D’un ton professoral, je tranche pour l’apologue libertaire, en avance de plusieurs années sur la beat generation. On regardera Bus Stop, ce soir. Je dirai à ma mère de revoir Picnic. Ca continue.

Sensation étrange, hier soir, en regardant un film tourné sous l’Occupation : Le Voyageur de la Toussaint de Louis Daquin. Il s’agit d’une adaptation de Simenon, l’une des plus fidèles que j’aie pu voir de cet auteur. Je veux dire que l’intrigue (un héritage provincial, dont un jeune homme entreprend de démêler l’écheveau compliqué) importe moins qu’une atmosphère atone, en suspension. Le protagoniste semble évoluer dans un rêve de coton, ce qui se déroule n’a jamais l’air tout à fait vrai. On pressent, derrière, l’ironie de l’écrivain qui juge dérisoire l’industrie de ses créatures, et les renvoie à leur néant. C’est particulièrement sensible dans la scène, censée nous donner la clé de l’énigme, où Gabrielle Dorziat “avoue” le meurtre de son frère. Elle fait sa tirade, fait sa sortie – et Jean Desailly reste là, seul et désemparé, ne sachant plus à quel saint se vouer. Des accords de piano, au premier étage, résonnent dans le décor déserté. De tels temps morts sont rares dans le cinéma français d’alors.

Ce n’est pas là où je voulais en venir. Absorbé par mes idées fixes, affalé sur le canapé (dans une semi-léthargie qui continue, sans le savoir, les ciné-clubs ou cinémas de minuit de mon adolescence), je n’ai pas compris d’abord dans quelle ville se situait le récit. Un port quelconque. Vers la fin, lors d’une rixe entre Desailly et Serge Reggiani (si je ne me trompe), je me suis retrouvé projeté dans un passé proche, prenant un verre avec Harilay dans un café de La Rochelle. Ce mauvais garçon (lui aussi) se mettait des clips aux oreilles, et faisait son numéro de chien triste. Un café enfoncé dans la pierre, des arcades, des jeunes qui déambulent : c’était bien La Rochelle, reconstituée en studio en 1943, et faisant partie de ma vie. Je m’étais approprié, de l’intérieur, la fiction lointaine.

Dans mes découvertes vespérales, un film de Jean Delannoy intitulé Guinguette, et qui se trouve étrangement sur iTunes, impeccablement restauré (quand tant d’ouvrages plus célèbres n’y sont pas disponibles). Je n’ai jamais eu grande estime pour ce réalisateur, légitimement décrié par la critique depuis les années cinquante pour ses pâtisseries académiques ; mais ses films à visée purement divertissante (son Bossu, ses Maigret) ne sont pas déshonorants. Le présent opus appartient, a priori, à la seconde catégorie. Il met en scène une prostituée qui s’achète une vertu en ouvrant une guinguette. Elle y est bientôt rejointe par une bande de mauvais garçons, qui s’avèrent, en définitive, pas si mauvais que ça. Il y a un limonaire, des gens qui dansent, de la bonne humeur, du bon enfant.

Le film, sourdement, porte une thèse. Ou plutôt un inconscient, moins consensuel qu’il n’y paraît. Je ne crois pas que Jeanson et Delannoy aient projeté d’en faire un brûlot contre la Nouvelle Vague, mais tout le sous-texte de leur Ginguette va dans ce sens. Dans la lignée de Chiens perdus sans collier (qui avait attiré les foudres de Truffaut), la jeunesse, ici, est incarnée par une petite salope. C’est la fille d’une ancienne collègue de la pute au grand cœur, repentie à son tour et devenue la servante de la guinguette. L’adolescente traîne ses savates à l’arrière-plan des adultes, cherchant à pervertir les hommes, à corrompre les amitiés, à empoisonner le climat. On peut scruter son visage à chacune de ses apparitions, on n’y lit que le plaisir de faire le mal. D’autant que l’actrice est (mal) doublée en français, ce qui ajoute à son côté sorcière. 

Elle est tellement odieuse que sa propre mère finit, plus ou moins accidentellement, par la supprimer. Tout rentre ainsi dans l’ordre, et la guinguette peut reprendre son cours, avec des petits jeunes qui reviennent valser sous l’œil attendri des deux tenanciers. Le fantasme de continuer la “belle équipe” des années trente (qui, en 1960, croyait encore aux guinguettes ?), le mythe de la grande famille du cinéma français impliquent l’exclusion du fils prodigue. Le sexe et le scandale sont rejetés hors d’un vert paradis reconstitué. Je ne vais pas me lancer dans des analyses à la Geneviève Sellier. Ce qui me trouble, encore un coup, c’est cette charge inconsciente que les films portent en eux, jusqu’à la violence. Le cinéma des vétérans d’alors est hanté par un anti-jeunisme (voir aussi L’Homme aux clés d’or de Joannon), qui est l’envers grimaçant de la Nouvelle Vague.

Le rôle principal est tenu par Zizi Jeanmaire, qui se donne beaucoup de mal pour évoquer la faconde d’Arletty. Elle détaille les formules ciselées par Jeanson avec des intonations traînantes d’avant-guerre. Elle est touchante, cependant, au delà de son personnage cousu de fil blanc. Peut-être parce qu’elle n’est pas une vraie comédienne. M’apercevant qu’elle est toujours vivante, je découvre sur YouTube une vidéo de ce qui est, sans doute, sa dernière apparition publique. On l’y voit, s’appuyant sur deux bras solides (en lointain écho aux boys de naguère), se traîner jusqu’à la tribune d’un colloque de médecine. Elle témoigne, d’une voix fragile, du bien que lui a fait une opération car elle ne pouvait plus marcher. Les plus belles jambes du monde, rappelle le médecin à la tribune, tout en révélant son âge. Elle se prête de bonne grâce à cette page de publicité. J’éprouve un vertige, devant ces vestiges d’un passé qui ne veut pas mourir.

Grande consommation de nanars, le soir, après que j’ai fini de dîner. C’est devenu presque une drogue, il n’est pas rare que j’expédie la conversation avec X ou Y pour me retrouver plus vite devant un film. Le chat me tourne autour, je lui laisse une place sur le canapé. Je goûte une défaite absolue de la pensée, dans ces descentes aux enfers du cinéma de papa. Seules m’y retiennent la tête d’un acteur, l’estimation de l’âge qu’il devait avoir à cette époque (et que je vais, le lendemain, vérifier sur Wikipedia en même temps que sa date de décès). Je renonce, bien souvent, à comprendre les méandres de l’intrigue. J’attends de ces pauvres fictions qu’elles m’entraînent dans leur néant.

J’ai touché le fond, ces derniers temps. Il y a eu la Madame Sans-Gêne de Christian-Jaque et celle de Roger Richebé, à peu près égales en nullité. L’une donne dans le grand spectacle en couleurs, l’autre dans la théâtralité académique. Mon cœur balance pour cette deuxième option (et première mouture), parce qu’elle procure une vague idée de ce que pouvait être la pièce, à sa création un demi-siècle plus tôt. Maurice Escande, Aimé Clariond jouent dans la tradition qu’ils connaissaient. Celui-là fait rouler sa voix, celui-ci plisse les yeux, en adoptant une posture face caméra qui renvoie aux avant-scènes de 1900. Comme en 1900, les silhouettes s’inscrivent dans des décors trop grands, le cadre de scène et ses dorures ne se laissent pas oublier. Je me moque de ces conventions, elles m’émeuvent.

Il y a eu Monsieur Grégoire s’évade, un polar biscornu où Bernard Blier, petit employé qui gagne aux mots croisés, se paie une seconde peau parmi les durs. Il y a plein de rebondissements invraisemblables, et l’énigme se dénoue, à la fin, sous l’effet d’un deus ex machina qui laisse perplexe. Je ne me suis pas concentré sur les détails, je me suis seulement attaché aux traits vieillis de Jules Berry (que mon père allait croiser, peu après, dans l’hôpital où il suivait des cours de médecine), aux minauderies d’Yvette Lebon que je devais interviewer, à Cannes, quelque soixante années plus tard. Je me balade dans tout cela comme dans un album de famille, où je mesure le temps qui passe.

Je pourrais encore parler de La Banque Nemo, que je croyais interprété par Alice Field, au vu hâtif du descriptif que présente YouTube. Pendant toute la première séquence, je me suis évertué à projeter, sur cette jeune femme qui pérore dans un restaurant, la vieille dame autoritaire aperçue dans un Au théâtre ce soir. Et puis, je me suis aperçu que l’Alice du film était Alice Tissot, et que l’actrice du restaurant était Mona Goya. Minable preuve de la vacuité de mes émois. Je me suis replié sur les apparitions de Victor Boucher, sur son nez qui bizarrement prolonge son front sans solution de continuité. Il est bien tel que le représentent les photos de La Petite Illustration. Il existe, avec une trivialité dans les effets qui nuance l’admiration dont il faisait l’objet. Il a un côté vieille France qui me ravit, pourtant on se dit que lui aussi devait faire l’amour.

C’est justement le sujet du film vu hier : Le Rosier de Madame Husson, première version par Bernard Deschamps du roman de Maupassant. Cela ne passe bien sûr que par des clins d’œil égrillards, des sous-entendus. Mais la mise en scène est tellement ralentie par les pesanteurs du début du parlant (ce que j’appelle le style entre chien et loup), et par les intentions esthètes du réalisateur, que le sexe empêché acquiert une qualité onirique. Fernandel, tout jeune, est presque beau, et ses efforts pour perdre sa fleur, alors qu’on vient de le couronner comme rosier, gravitent dans une apesanteur silencieuse. Il y a notamment un moment, à l’issue du banquet, où toutes les femmes le fixent d’un air lubrique, sans dire une parole. On ne peut pas pousser plus loin les limites de l’indécence, dans la mesure même où rien n’est dit, ni montré. On se tient à l’extrême bord du précipice, dans une malédiction qui traverse cet “âge d’or” du cinéma français, qui est peut-être aussi la mienne.

Regardé hier Armaguedon. D’Alain Jessua, je n’avais vu jusque là (et encore pas jusqu’au bout) qu’un film intitulé La Vie à l’envers, portrait d’un cadre dépressif. Il reprend ce personnage un peu atone, sans qualités, dans le présent film (qui date, pour être précis, de 1977 ; je l’associe à une affiche qui me faisait alors grande impression, elle m’évoquait je ne sais quelle internationale du crime, avec ses silhouettes sombres se penchant vers le spectateur). C’est Jean Yanne, qui promène au long du récit un regard mort. Il déambule d’hôtels miteux en bars minables, cherchant qui dévorer. Le scénario est plein de temps vides, de flottements, le dialogue laisse voir ses poncifs comme des trous  dans la tapisserie. C’est le côté foireux du cinéma français des années soixante-dix, un cinéma qui ne se soucie plus de perfection et qui lorgne (pour le pire et pour le meilleur) du côté de la télévision.

A chaque visage reconnu, je dis un nom à voix haute, pour impressionner Charles. Voici Marie Déa, qui fut la jeune première des Visiteurs du soir. Voici Michel Creton, qui jouait dans maints téléfilms à l’époque. Je revis, devant une scène, un souvenir personnel. Cette jeune femme qui se fout à poil en menaçant de se jeter dans le vide, et en disant merde à la société, je l’ai vue presque identique, en haut d’un immeuble du Quartier latin. Cela se passait vers 1980, il y eut même un article dans France-Soir. A la fin, lorsque Yanne prend en otage le public d’une émission de variétés, les gens ont les gueules des spectateurs d’Au théâtre ce soir, rassis et confits. Il y a une certaine grandeur dans cette séquence, qui se souvient de Lola Montès dont Jessua fut l’assistant. Cette apocalypse à petit feu valait bien la nôtre. Elle savait du moins se mettre en scène.