FICTIONS (6)

Dans mes découvertes vespérales, un film de Jean Delannoy intitulé Guinguette, et qui se trouve étrangement sur iTunes, impeccablement restauré (quand tant d’ouvrages plus célèbres n’y sont pas disponibles). Je n’ai jamais eu grande estime pour ce réalisateur, légitimement décrié par la critique depuis les années cinquante pour ses pâtisseries académiques ; mais ses films à visée purement divertissante (son Bossu, ses Maigret) ne sont pas déshonorants. Le présent opus appartient, a priori, à la seconde catégorie. Il met en scène une prostituée qui s’achète une vertu en ouvrant une guinguette. Elle y est bientôt rejointe par une bande de mauvais garçons, qui s’avèrent, en définitive, pas si mauvais que ça. Il y a un limonaire, des gens qui dansent, de la bonne humeur, du bon enfant.

Le film, sourdement, porte une thèse. Ou plutôt un inconscient, moins consensuel qu’il n’y paraît. Je ne crois pas que Jeanson et Delannoy aient projeté d’en faire un brûlot contre la Nouvelle Vague, mais tout le sous-texte de leur Ginguette va dans ce sens. Dans la lignée de Chiens perdus sans collier (qui avait attiré les foudres de Truffaut), la jeunesse, ici, est incarnée par une petite salope. C’est la fille d’une ancienne collègue de la pute au grand cœur, repentie à son tour et devenue la servante de la guinguette. L’adolescente traîne ses savates à l’arrière-plan des adultes, cherchant à pervertir les hommes, à corrompre les amitiés, à empoisonner le climat. On peut scruter son visage à chacune de ses apparitions, on n’y lit que le plaisir de faire le mal. D’autant que l’actrice est (mal) doublée en français, ce qui ajoute à son côté sorcière. 

Elle est tellement odieuse que sa propre mère finit, plus ou moins accidentellement, par la supprimer. Tout rentre ainsi dans l’ordre, et la guinguette peut reprendre son cours, avec des petits jeunes qui reviennent valser sous l’œil attendri des deux tenanciers. Le fantasme de continuer la “belle équipe” des années trente (qui, en 1960, croyait encore aux guinguettes ?), le mythe de la grande famille du cinéma français impliquent l’exclusion du fils prodigue. Le sexe et le scandale sont rejetés hors d’un vert paradis reconstitué. Je ne vais pas me lancer dans des analyses à la Geneviève Sellier. Ce qui me trouble, encore un coup, c’est cette charge inconsciente que les films portent en eux, jusqu’à la violence. Le cinéma des vétérans d’alors est hanté par un anti-jeunisme (voir aussi L’Homme aux clés d’or de Joannon), qui est l’envers grimaçant de la Nouvelle Vague.

Le rôle principal est tenu par Zizi Jeanmaire, qui se donne beaucoup de mal pour évoquer la faconde d’Arletty. Elle détaille les formules ciselées par Jeanson avec des intonations traînantes d’avant-guerre. Elle est touchante, cependant, au delà de son personnage cousu de fil blanc. Peut-être parce qu’elle n’est pas une vraie comédienne. M’apercevant qu’elle est toujours vivante, je découvre sur YouTube une vidéo de ce qui est, sans doute, sa dernière apparition publique. On l’y voit, s’appuyant sur deux bras solides (en lointain écho aux boys de naguère), se traîner jusqu’à la tribune d’un colloque de médecine. Elle témoigne, d’une voix fragile, du bien que lui a fait une opération car elle ne pouvait plus marcher. Les plus belles jambes du monde, rappelle le médecin à la tribune, tout en révélant son âge. Elle se prête de bonne grâce à cette page de publicité. J’éprouve un vertige, devant ces vestiges d’un passé qui ne veut pas mourir.

1 Commentaire
  • Michelle Herpe
    Posté le 16:21h, 23 février Répondre

    Je lis toujours

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