Rendez-vous chez le médecin, hier matin, pour obtenir une ordonnance de radio. Mon bras me fait toujours mal. Cela me taraude, la nuit, on dirait que cela remonte jusqu’à la nuque. J’imagine une sclérose en plaques. Je sèche mes examens de sang, prescrits par mon médecin habituel qui est parti entre temps à la retraite. J’ai trouvé, pour les reporter sine die, tous les prétextes nécessaires. Ce n’est pas le moment de traîner dans une salle d’attente avec des vieillards, et de m’exposer aux germes flottants du COVID. Et puis, mon taux de sucre n’a pas encore eu le temps de fondre, je n’ai perdu que trois kilogs. Je n’ai pas tout à fait renoncé au vin.

J’ai à peine fermé l’œil, non pas tant à cause de l’angoisse que des idées obsédantes qui me traversent, des fantômes de pensée qui s’amenuisent avec le jour. J’ai écrit deux pages et demi, non sans difficulté. Je m’énerve, et fais un boucan d’enfer, parce que le placard où je cherche à récupérer mon dossier médical est bloqué par l’aspirateur de Charles. Arrivé avec quelques minutes de retard, je m’affole de ne pas trouver sur l’interphone le nom du médecin avec qui j’ai rendez-vous. Je ne suis pas sûr d’être dans la bonne salle d’attente. Les patients assis là ne savent que répondre à mes questions. Je sonne à nouveau à l’interphone. Il n’y a personne au standard. Une voix juvénile me rassure. Ils doivent me prendre pour un fou.

Je rassemble mes esprits, en lisant quelques pages des souvenirs de Pauline Carton. Je n’ai pas l’humeur à rire de ses paradoxes. Je trompe le temps en allant aux toilettes, en m’essuyant minutieusement les mains avec le gel hydroalcoolique qui est posé là. Le patient en face de moi porte un masque, je répugne à mettre le mien. Cela fait une demi-heure que j’attends. Une jeune femme vient me chercher. Elle me demande ma carte vitale, me pose quelques questions auxquelles je fais la réponse la plus neutre qui soit. Concernant le test de diabète (voilà le mot lâché, qui me terrifie), il vaut mieux, en effet, attendre que mon régime alimentaire ait porté ses fruits. Il y a quand même du sucre dans les sushi. Mon explication de mes crises de goutte par mon addiction au champagne (auquel je déclare avoir renoncé) ne semble pas la convaincre tout à fait.

Elle prend ma tension. 15. 10. Elle la prend une deuxième fois. 15. 10. Elle brandit sous mes yeux le mode d’emploi d’un tensiomètre, que je suis bien décidé à ne pas acheter. Je m’évertue à chasser cette nouvelle angoisse, en lui disant que 15. 10, ce n’est  pas si élevé que ça. Elle fait une moue inquiétante. Elle me parle des risques d’AVC. Dans son trouble, elle a oublié de vérifier les réactions de mon bras droit. Elle me fait faire quelques tests auxquels je me plie sans conviction, cherchant, intérieurement, une porte de sortie à cet espace qui se resserre. Elle admet que l’insomnie peut influer sur le chiffre de ma tension. De ma consommation de thé, que j’invoque comme cause possible, elle ne dit mot.

Je ne la vois plus que comme une remplaçante incompétente, et suis d’ores et déjà décidé à ne plus remettre les pieds dans ce cabinet. Je m’attache aux détails accablants : son smartphone qu’elle saisit pour consulter les effets indésirables d’un médicament, son calepin qu’elle consulte, pas sûre d’elle, pareille à une étudiante anxieuse. On croirait qu’elle passe devant moi un examen, que je l’impressionne. Je la déteste de me laisser ainsi seul, avec mes démons. Le retour à la maison est privé de la faible légèreté que je convoquais à l’aller. Ma mère, au téléphone, me dit qu’il est plus normal d’avoir cette tension à cinquante-cinq ans qu’à quinze ans (j’étais, dès cette époque, sujet à de telles poussées). Charles en fait des tonnes en me racontant qu’on lui aurait trouvé 16. 8, en un temps où il ne dormait pas et se gavait de café. Ces maigres charités ne m’apaisent pas. Je tente une sieste, où je pourrais perdre de vue mon fantôme.

Une réflexion de ma psy, il y a quelque temps, continue de m’intriguer. Nous parlions du sublime, un thème qui revient souvent dans nos échanges, et dont j’ai du mal à donner une définition un peu précise. “Le sublime, c’est le féminin”, me dit-elle très simplement. Elle balaie ainsi les généralités agressives dont je l’abreuve, sur les différences entre hommes et femmes, les apories du féminisme, etc. Le féminin, c’est une autre affaire, qui ne se limite pas au sexe. J’y ai songé, notamment, en regardant un film de Pabst qui s’appelle L’Enfer blanc du Piz Palü. On y voit un couple d’alpinistes que défait la tragédie, dès le début, car l’homme fanfaronne, en proie à une sorte d’hubris qui l’incite à braver le danger. Sa femme chute brutalement dans une crevasse, et y trouve la mort. Il ne cessera, par la suite, de voir le visage de sa bien-aimée à travers ce gouffre creusé. Quatre ans avant l’avènement de Hitler, c’est presque, me semble-t-il, une allégorie anti-nazie, qui renverse le sublime propre au film de montagne pour lui faire dire tout autre chose. C’est d’autant plus frappant que le principal personnage féminin est joué par Leni Riefenstahl, qui deviendra bientôt la chantre du masculinisme héroïque prôné par le IIIeme Reich. Le “héros” du film, cessant de lutter, finira pour sa part par s’évanouir dans la neige, par se fondre dans la montagne à l’instar de la femme perdue. 

Séance pénible chez ma psy, hier soir. Enervé par une matinée d’écriture qui a été peu productive, je lui balance, la voix tendue, mes frustrations de n’être pas reconnu comme je voudrais l’être. Je pourrais lui parler de ce qui s’est passé, de ce fantasme d’offrir une fin à mon livre qui m’a bloqué pendant de longues minutes. Je répugne toujours à entrer dans le détail de mes obsessions, je me réfugie dans des considérations générales sur l’orientation à donner à ma vie. En évoquant ce lien qui ne se fait pas avec l’autre, dans le registre artistique ou amoureux, je suis presque agressif, vindicatif. Elle reprend sa vulgate, si souvent entendue, sur mes films qui sont formidables et qu’“ils” sont stupides de ne pas comprendre. Je vois bien, lui dis-je, que vous voulez me tirer du côté de la positivité, de la sublimation ; mais à quoi bon cette sublimation si elle ne satisfait en moi qu’un plaisir narcissique ? Je cite ce mot terrible de Cyril, à propos de mon film Fantasmes et Fantômes : “Il n’y a pas d’adresse.”

Elle me répond quelque chose comme : qu’en savez-vous ? N’auriez vous que mille lecteurs, ce serait déjà beaucoup si vos livres les bouleversent. Je me moque de ce lien aveugle. Je n’ose pas lui dire que je rêve d’un garçon, d’un étudiant, qui m’écrirait à propos de mon œuvre – et je finis par le lui dire. On ne m’approche guère que comme le biographe de Rohmer, l’auteur de bouquins sur le cinéma. Je m’apprête à dénoncer ces jeunes qui ne s’intéressent pas à la littérature, je préfère ravaler ce nouveau thème d’amertume. Elle se met à dire un peu n’importe quoi, à s’indigner de notre époque, à me célébrer comme un résistant dans le naufrage, que sais-je ? C’est notre conversation qui s’apparente à un naufrage, parce qu’elle se met au diapason de mon angoisse et de ma langue de bois.

Son patient de 19 h 30 lui téléphone. Elle lui dit qu’elle le rappellera dans quelques minutes. Je poursuis ma logorrhée, masqué, irrité. Peut être est ce un problème de “positionnement”. Je me représente, dans mes films ou mes livres, dans la position du père humilié, déchu, mis à mort. Je n’exhibe nul pouvoir, je n’assume pas le rôle paternel. Je demeure dans un entre-deux, j’incarne une chimère : ce monsieur barbu, en collants, qui se fait montrer du doigt par les beurettes. D’aucuns me disent que je devrais me laisser pousser la barbe, pour répondre aux critères de séduction. Ou alors, il faudrait que je bascule du côté du travestissement. Je mesure, tout en parlant, l’inanité de ces remarques, la manière caricaturale dont elles résument ma situation. Elle s’empêtre dans un discours sur les gens, qui seraient davantage prêts, aujourd’hui, à accueillir ce que j’appelle des “glissements de terrain”. Elle a un patient marié et père de famille, que travaillent ces questions. L’une de ses filles a mal vécu son changement de sexe (je crois comprendre, à demi-mot, qu’il s’agit de cela), l’autre l’accepte fort bien.

J’ai l’impression qu’on s’enlise dans un dialogue de sourds. Je voudrais trouver une conclusion à notre échange, dire quelque chose qui ne soit pas complètement vain. Je suis mal à l’aise, lui dis-je, dans ce rôle du père que je devrais pourtant occuper. Pour en finir, elle susurre un “Oui” sans appel. Je dépose l’argent sur son bureau et je m’en vais, non sans avoir jeté un furtif regard au miroir qui trône derrière elle.

Les rendez-vous avec ma psy se font maintenant au téléphone. Je suis mal à l’aise avec Skype, et au fond cela revient au même. Rien ne remplace, de toute façon, le poids d’incarnation d’une séance, la marche à pied qui la précède et qui la suit, l’ennui et la gêne qui la traversent. Au téléphone, on n’ose pas les silences, on a peur des temps morts. Je prends de ses nouvelles, je lui donne des miennes. Je lui dresse, de mes journées, un tableau édifiant, qu’elle ponctue de “ formidable !” censés me gonfler à bloc. Je fais le constat, qui n’est pas totalement faux, de l’effet bénéfique de cette vie recluse, pour moi qui ai toujours craint de demeurer seul avec mes obsessions. Je croyais à l’hystérie, à la mondanité champagnisée, comme remèdes à mon mal. Je m’aperçois que ces longues heures sans distraction me sont profitables.

Elle m’approuve, sans trop rebondir sur ces grands mots. Elle me parle de choses concrètes. Du Coronavirus, qui, selon son fils médecin, touche surtout des personnes âgées, ou atteintes d’une pathologie. Elle s’inquiète de savoir si je fais de l’hypertension. Quatorze neuf. Ce n’est pas beaucoup. Elle m’invite à respecter les mesures mises en place. On parle de la chloroquine (une de ses patientes, coincée à l’île de Ré au milieu de parents infectés, a pu constater l’efficacité de ce médicament). Je me reproche de ne pas évoquer des thèmes plus inactuels. Je songe à mon premier psy, qui, lui aussi, refroidissait mes ardeurs sublimes en me conseillant d’écrire sur les concierges.

Chez ma psy, ça sort d’un coup, comme ça : le sentiment d’un abîme qui me sépare de l’autre, d’un trou noir au cœur de moi où j’ai peur de tomber – et qui m’interdit la séduction, le sexe, si faciles pour autrui. La lourdeur de l’enjeu, pour peu que je sois confronté à quelqu’un qui me plaît. Comme si ma vie, à la lettre, était en jeu. Mon goût pour ceux qui ne me désirent pas, ma phobie des choses sexuelles. Elle répond à tout cela par ses habituels propos valorisants, destinés à me convaincre que je suis exceptionnel, au-dessus du médiocre. Ce refus de ma négativité m’énerve, comme m’énervent les imprécisions qui révèlent qu’elle m’écoute en diagonale. 

Elle évoque, d’une belle formule, cette quête du Graal que serait pour moi la recherche amoureuse. Il s’éveille, en moi, un souffle de tendresse brisée pour ma mère, et je verse quelques larmes. Elle passe outre. On revient sur des épisodes de mon enfance : les conflits, les ruptures, le lien perdu qui aura été, à mon sens, le maître mot de mon histoire. Il me semble reprendre une rengaine tant de fois chantée. La porte qui s’était entr’ouverte vient de se refermer en beauté. Je ne suis pas sûr qu’elle s’en soit rendu compte. Elle est plutôt contente que j’aie pu trouver une phrase de conclusion. Elle fixe les billets que j’ai laissés discrètement sur son secrétaire. Il n’y a que trente euros. J’ai confondu (“dans mon émotion”) un billet de dix et un billet de cinquante. Les actes manqués, me dit-elle sur le seuil.

Je suis déçu de n’avoir pas été plus loin, déçu de la trivialité de ses remarques. Je songe en même temps qu’elle n’est pas là pour m’impressionner ; que ce qui importe, c’est le mouvement qu’elle réveille en moi et qui va au delà de nos séances. Je songe à ce Graal dont elle m’a parlé et qui est, peut-être, la coupe merveilleuse que m’ont léguée mes parents et que je conserve pieusement. Pourquoi (alors) ce fameux étron laissé dans le lit, en ce jour où ils m’accueillirent parmi eux ? Je renonce à comprendre, je me laisse aller au mouvement.

Rêvé à ce bel étudiant des Beaux-Arts de Nantes que je fréquente un peu, et qui, l’autre jour, m’a fait relire un entretien informel que je lui avais donné (à l’issue d’un de nos dîners alcoolisés). Son image a sans doute été ravivée par l’étudiant d’hier, dont j’ai regardé le journal filmé. Je parlais au Nantais, ou lui faisais passer un texte, lui révélant que j’étais amoureux de lui. Il accueillait cette confidence avec embarras, il se drapait dans sa pureté.

Rêvé aussi de ma psy, dont j’ai aperçu, l’autre soir, le visage redevenu sérieux après qu’elle m’a quitté dans un grand sourire (ce sont de ces clins d’œil en coulisse que permet Skype, pour peu que traîne la déconnexion). Elle s’éclipsait un moment, pour aller ouvrir la porte au patient suivant. Mais le mur qui me sépare d’ordinaire de cette antichambre s’effondrait, tel un rideau de théâtre, plus ou moins par la faute de ma psy qui ne prenait pas les précautions nécessaires. Un inconnu surgissait, gueulant, tempêtant, nullement gêné de me voir là. Elle se retournait vers moi, confuse devant ce scandale.

J’ai rêvé de choses que je n’arrive pas, après coup, à fixer dans ma mémoire. Il y avait Laurent Goumarre, bienveillant. Il y avait des gens qui pleuraient, un groupe de garçons au cœur duquel je me tenais. Il y avait Cyril, ou Dominique, un être que j’avais aimé et qui revenait vers moi, effaçant comme si de rien n’était notre longue séparation. Un sentiment de plénitude bienheureuse planait sur tout cela, comme en rêvent les personnages à la fin d’une pièce de Tchekhov.

J’ai rêvé aussi, une autre nuit, d’un garçon que j’ai connu au lycée et qui ne m’intéressait pas spécialement. Il était trapu, très masculin, et éveillait les ardeurs d’un de mes camarades, un garçon effeminé qui entrait dans la carrière homosexuelle. Et voilà que dans mon rêve il me faisait une déclaration d’amour. Depuis tout ce temps il n’avait jamais cessé de m’aimer. Je recueillais cet aveu comme un signe : celui qu’on pouvait m’aimer, moi aussi, malgré les apparences.

Rêvé que j’étais prisonnier, ou interné plus exactement dans une unité psychiatrique. Dans un espace aux murs immenses, semblable à un décor de Caligari, j’attendais d’être entendu par deux psychiatres/flics qui ne se pressaient pas de s’occuper de mon cas. A chaque fois que je voyais passer l’un d’eux, il se dérobait pour palabrer avec son collègue. Je portais un uniforme de type carcéral américain, mais allais et venais librement dans cette sorte de hall, répétant la leçon à leur dire pour paraître sensé, vertueux, plein de bonnes résolutions. Il ne fallait pas que j’en fasse trop non plus, me disais-je, de peur, pour le coup, d’être pour de bon incarcéré. Tout en affectant un air gentil, je ressentais l’horreur de ma situation.

Un peu plus tard, je me retrouvais dans une cellule avec d’autres prisonniers. Il y avait dans un coin une espèce de litière pour chats, remplie d’étrons, qui faisait pester l’un d’entre nous contre cette ambiance irrespirable. Je me détournais de cette puanteur, pour accrocher, au-dessus de mon lit, des photos censées me donner le moral. Il y avait là une bonne volonté très années cinquante, entre Nous sommes tous des assassins et Le Salaire de la peur, une obsession, typique de cette époque, de sublimer le désastre.

Rêve : je rencontre René Clair, dans le vernissage d’une exposition consacrée à un thème d’avant-garde. Il a préparé une conférence pour laquelle il a beaucoup travaillé. Il tient une liasse de papiers à la main. Il a ces traits creusés, cette mine désabusée, qu’on lui voyait au soir de sa vie. Il déambule, cherchant des interlocuteurs qui font défaut, évoquant son premier film dada (Entr’acte). Il semble avoir des choses nouvelles à dire à ce sujet. En fait, il reprend son ronron solennel, à propos du public du théâtre des Champs-Elysées, qui lui, au moins, était un public vivant, capable de siffler. Dans le demi-sommeil, je songe à cette sclérose de la pensée qui nous guette tous, passé un certain âge, et rôde quand j’écris.

Me voici à la recherche d’un appartement de banlieue (à Montrouge ?), où je suis censé prendre mes quartiers. C’est la nuit, je n’ai pas l’adresse, j’échoue chez des gens auprès de qui je me renseigne. Cela ressemble à un bureau, le décor est vieillot, la patronne, à la cantonade, donne des instructions pour m’aider à retrouver l’adresse perdue. Je ne me souviens même pas du prénom de la personne chez qui je loge. Sur un annuaire géant qui s’affiche au mur, on ne retrouve qu’un nom, dont je crains qu’il ne suffise pas.

J’ai remarqué que je rêvais davantage en fin de semaine, peut-être parce que j’aime à conclure celle-ci par un récit de cette sorte. La première partie de mon songe se perd un peu dans les limbes. J’arrivais chez mon amie Marie Anne Guerin, qui me vantait je ne sais quel texte théorique, ou roman britannique (affiché, ce me semble, sur son mur). Elle me traitait avec une certaine nonchalance, me faisant comprendre que je n’étais plus tout à fait de la famille. Elle exhumait une vieille photo où je figurais, en blouson de cuir et look seventies, parmi d’autres personnes. Fondu enchaîné vers le sommeil. Un sommeil qui se trouvait troublé par deux de mes amis, Pierre-Yves Geoffard et Marc Bagarry, qui revenaient de faire la fête et déboulaient dans ma chambre, se souciant peu de me réveiller.

Une autre séquence me revient plus clairement. Je participe à une manifestation qui ressemble à un festival de cinéma. Celui-ci se déroule sous haute surveillance, sous la censure d’un pouvoir évoquant le nazisme. La première partie de la situation s’enfonce dans le brouillard. Il m’en reste une oppression violente, un sentiment d’angoisse, que je combats en m’arrachant aux colloques où se complaît la petite société cinéphile. Je rebrousse chemin pour délivrer mon camarade Dominique Marchais, prisonnier d’une caverne que recouvrent des morceaux de scotch. Je déchire le scotch à la diable, à mains nues, avec la peur d’être surpris. J’achève le travail en tranchant, avec des ciseaux, cette muraille qui le dissimule à mes yeux. Il est là, debout, au fond de la grotte, égal à lui-même alors qu’il n’a pas mangé depuis plusieurs jours (je le craignais mort). Il a un faux air de Clint Eastwood. Il ne me remercie même pas, et se met carrément en colère lorsque je l’invite à rejoindre le colloque où l’on est en train de présenter ses films, au bout de la route. Il me dit qu’on s’en fout, que l’important c’est de toucher le public.

Retourné au colloque, je m’inquiète de laisser dans cet état le mur de scotch que j’ai détruit, il vaudrait mieux camoufler tout cela. Je reviens sur mes pas, et dissimule les morceaux qui pendent, notamment au fond d’une espèce de château de sable que je défais. Je vois se profiler, en bas de la route (c’est-à-dire du côté inverse des lieux d’où je viens), une voiture où se devinent des nazis. Je rebrousse chemin à nouveau, dans la nuit, bientôt rejoint par un inconnu à vélo, dont je crains le pire. C’est un quidam excentrique, qui m’apostrophe sur le mode : “Ah, elle est belle, la France ! C’est du joli.” 

Je me retrouve dans une buvette en plein air, épicentre du festival de cinéma. A un serveur noir, je demande une coupe de champagne. Je suis étonné que dans ces parages, on ne me réponde pas par la négative. J’aimerais rejoindre les autres membres de la communauté cinéphile. Mais on a enlevé la carte SIM de mon téléphone, et j’ai perdu tous mes contacts. Un appel s’affiche, je n’identifie pas le numéro. On m’a refilé un autre téléphone, pas encore activé.