Charles, hier après-midi, en marchant vers les contreforts du Père-Lachaise, me parle de ces garçons avec qui il chatte sur Grindr. On lui propose une partouze à dix, en lui demandant une photo de sa bite (le mot seul figure dans le message). Nous dissertons sur ces gays obsédés de la chose – et qui, si on essaie de mettre un peu de sublimation dans l’échange, feignent d’être sur la même longueur d’ondes, et plus un mot. Je soupçonne Charles d’être moins choqué qu’il ne le prétend par ce vaste lupanar où se vautrent ses semblables. Il a changé, certes, depuis sa rupture amoureuse. Il a vieilli. Il aimerait me faire croire qu’il est pareil à moi, indifférent au sexe et rêvant d’une liaison romantique. Il n’en est pas encore là, et je devine, derrière son procès de la débauche, une fascination persistante.

Je prends un malin plaisir à lui rappeler qu’il y a quinze ans, quand il habitait chez moi rue Jean-Pierre-Timbaud, il passait ses journées sur le Grindr d’alors (qui s’appelait MSN). Il s’en défend, je n’insiste pas. Je consens à nous imaginer fraternels, partageant un idéal amoureux que bafouent les temps modernes. Je tente une analyse de la situation actuelle, de ce “manque du père” qui précipite les gays dans la traque d’un phallus absent. A Paris, me dit-il, la majorité d’entre eux sont passifs (Berlin serait plutôt une ville d’actifs). S’il se présente comme tel dans son profil, il voit décroître les réponses. N’étant guère en forme cet après-midi (je me suis échiné à la relecture de quatre pages de ce journal), je balance des généralités. Par exemple, que les hétéros sont plus fréquentables, parce qu’ils ne parlent pas de cul à tout bout de champ, et ne passent pas autant de temps à mater des photos porno. Il n’en est pas convaincu.

Autre antienne, que je débite sans conviction : la dénonciation des “pédés professionnels”, ces soi-disant écrivains ou cinéastes qui ne se fréquentent qu’entre homosexuels, n’apprécient que les artistes homosexuels et ne mettent en scène que des thèmes homosexuels. Je redis ma haine des ghettos. Tout cela sonne faux, tombe à plat. C’est autre chose que j’aimerais dire. Avec ma psy, la veille, j’ai reparlé de cette présence en moi dont il faudrait que je parvienne à me débarrasser, et qui m’interdit le plaisir. Me voici de nouveau ramené à la surface de moi-même. Je rejoue, comme à quinze ans, les prophètes puritains, acharnés contre ce qui leur échappe.



Promenade avec Charles, hier après-midi, le long de ces jardins du boulevard Richard-Lenoir qui sont désespérément moches. S’il avait été urbaniste, et en charge de ces lieux, il aurait fait tracer des allées pour les traverser. Il me demande quel métier différent du mien j’aurais aimé exercer. Je n’ai pas vraiment de métier, lui dis-je, je fais un peu de tout et rien du tout. J’ai envie de lui répondre : danseur étoile, mais j’entends d’avance son éclat de rire. Psychanalyste, décidément (nous avons déjà eu maintes fois cette conversation). Ce qui aurait pu s’épanouir, je crois, dans cette profession, c’est mon goût des âmes. J’ai envie d’ajouter : mon côté prêtre, mais je me retiens. Je crains qu’il ne trouve cela pompeux et déplacé.

Je ramène cette question religieuse un peu plus tard, alors que nous évoquons un ami commun qui se destine à la pratique analytique. L’ami en question m’a choqué, un jour que nous pénétrions dans une église, en jugeant avec mépris les participants de la messe. Même si Freud démystifie le fait religieux, il en reconnaît l’importance. Il me semble qu’on ne saurait se dire psychanalyste, sans manifester une certaine sensibilité à l’irrationnel. Je confesse un péché mignon qui me caractérise, et qui consiste à vouloir changer les gens. Je me revois face à mon père, au restaurant, cachant sous la table sa bouteille de vin. J’ai cette tendance, persistante, à prétendre corriger autrui : dire à la femme qui veut paraître jeune qu’elle ferait mieux de renoncer à ce fantasme ; dire à l’ami qui m’a quitté que son nouvel amant n’est pas digne de lui, etc. Ce serait plutôt, en vérité, mon côté raisonneur (et cruel), sans rien à voir avec la neutralité que suppose la psychanalyse.

On revient, plus tard dans la journée, sur cet aspect de ma personnalité. Il me demande pourquoi je lui pose tant de questions sur son ami Viken, dont il exagère, de son côté, les snobismes et les névroses. J’invoque mon goût de la caricature. J’aime voir les gens réduits à leur grimace, je me complais, sur internet, à consulter l’actualité des gens que je déteste : telle ancienne collègue de l’université de Caen, tel bas-bleu ridicule (il faudrait, là aussi, faire le départ entre détestation et dénigrement). En somme, me dit-il, j’ai besoin d’un punching ball. Il déclare aussi, avec une emphase qui m’énerve, que Viken me fascine parce que c’est un personnage de roman. Fils de riche famille libanaise, menant la vie à grandes guides à Paris, perdant peu à peu de sa superbe tout en se radicalisant politiquement… Tout à l’heure, j’ai échafaudé une explication de son histoire à travers son hystérie. J’entr’ouvre des portes, j’avance à tâtons, j’ébauche un livre.

Autre discussion qui se perd dans les limbes, samedi après- midi. On revient d’une visite à ma mère, qui nous est apparue à sa fenêtre, fatiguée, les traits tirés, heureuse de m’entrevoir au bout d’un long mois. Pour rentrer rue Saint-Ambroise, Charles me propose un chemin latéral, qui nous fera découvrir d’autres coins du onzième. Alors qu’on continue à disserter de nos sujets habituels un garçon passe à nos côtés, d’une telle beauté que nous gardons un silence stupéfait. Charles se retourne, le garçon rentre dans un immeuble. On débat, ensuite, de la signification de ces apparitions. Charles veut n’y voir qu’une illusion, un mirage derrière lequel il n’y a rien. Pour ma part, lui dis-je, j’ai su que ce garçon était beau avant d’avoir vu les traits de son visage. C’est bien qu’il existe une aura, quelque chose qui est au delà de l’entendement. Ce mot d’aura n’éveille en lui aucun écho. Je n’insiste pas. Je préfère ne pas élucider.



Charles et moi, dans nos promenades ou notre ping-pong verbal à l’intérieur de l’appartement, nous sommes trouvé un troisième joueur qui est absent : son ami Viken, que je connais depuis près d’un quart de siècle et dont la soumission à tous les vents de la mode me met en verve (agressive). Il vit mal, paraît-il, la période que nous traversons, passant ses journées à lire la presse et à se faire des gâteaux. Il supporte difficilement la réclusion, il va chez l’un, reçoit l’autre, reproche à Charles de ne pas lui rendre visite, aimerait du moins, depuis le trottoir d’en face, nous faire signe quand nous sortons. J’y vois le spectre du divertissement pascalien, renvoyé à cette damnée chambre où il ne saurait rester en paix. Charles me fournit en anecdotes, qui peaufinent le portrait. Il ne le fait pas méchamment, plutôt pour s’amuser du contraste entre ses deux pères spirituels.

Il n’est pas de chapitre, en effet, sur lequel Viken ne diffère de moi. Alors que nous marchons vers le Père-Lachaise, je dis à Charles que je préfère ces hauteurs du onzième arrondissement, plus authentiques. L’authenticité ? C’est un mot que Viken (adepte de Bourdieu et de Derrida) considère comme “fasciste”. Ainsi que le mot pureté (je me souviens combien mon père aimait, lui, l’employer). Alors que Charles lui parlait du talent d’un ami commun, Viken aurait protesté car le talent n’est qu’une notion relative, déterminée par les paramètres sociaux. Il en va de même de la beauté, qui n’est selon lui qu’une affaire de perception à déconstruire. Je m’imagine le poussant dans ses retranchements, l’obligeant à choisir entre Michel Simon et Alain Delon, dévoilant tout l’absurde de son système. Je l’ai fait, d’ailleurs, en une série de mails qui nous ont menés de polémique en polémique, durant des années. A présent, je m’excite à distance contre cet adversaire absolu.

Il n’est pas un auteur que j’admire (de François Mauriac à René Clair) que Viken, à en croire Charles, ne considère comme ringard. Rien de ce qui touche le passé ne trouve grâce à ses yeux, il ne se passionne que pour la modernité, la post-modernité, l’actualité. Balzac, pour lui (il me l’a dit un jour), n’est pas davantage qu’un journaliste. Il ne l’intéresserait que s’il écrivait dans Médiapart. Au reste, il ne lit pas de romans. Il admire Céline et Duras. Tout ce que je déteste. J’ai l’impression qu’à chaque fois, il coche la mauvaise réponse (c’est-à-dire le contraire de la mienne). Le coup de grâce, c’est son refus de lire mon dernier livre Souvenirs/Ecran. Il ne serait prêt à le faire que si je lui envoyais le PDF. J’ai juré de ne plus lui adresser la parole tant qu’il maintiendrait cette position.

Charles en rajoute une couche, en me disant que Viken s’ennuie à la campagne et n’aime pas les animaux. Pour lui, un chat n’est qu’une chose. Je pousse un cri indigné, qui le fait éclater de rire, et avouer qu’il m’a fait marcher. Je continue, inlassablement, d’analyser à voix haute ce personnage qui menace mon fragile territoire.



Promenade avec Charles, hier, jusque vers le bassin de l’Arsenal. Beaucoup de monde dans les rues, presque autant qu’un dimanche ordinaire. On entend une femme s’engueuler avec des flics. On évite, dès qu’on aperçoit une voiture de police, de croiser son chemin. Des mecs font leur jogging, passant à quelques centimètres de nous. Je m’irrite, comme souvent, de voir courir une nana en tenue moulante, auprès de son compagnon qui porte un short. On se scandalise de voir ouverts tous ces marchands de vin, alors qu’on a fermé les librairies.

On s’amuse de ma tendance à m’énerver, quoi que fasse autrui. Les gens qui ne foutent rien m’agacent, les gens qui en font trop m’exaspèrent. Ce qui me sauve, c’est de savoir me moquer de moi- même. Charles le reconnaît, en citant un livre où je parle du fou qui me tire par la manche. Cela lui évoque une figure de la tradition juive, le Dibbouk, que l’on porte avec soi et qui ne regarde jamais que de travers. Il me parle des Juifs d’aujourd’hui, hantés, fût-ce inconsciemment, par le souvenir d’une Shoah qu’ils n’ont pas connue. Ce rapport à la mort, pour ma part, je l’éprouve plutôt du côté catholique, à travers les récits dramatiques que me faisait mon père.

Il me parle de ce goût que j’ai pour le passé, “plus que de raison”. J’aime ce qui pourrit. Je suis, à cet égard, l’opposé de son ami Viken, qui considère comme ringard tout ce qui ne touche pas au contemporain. C’est un thème fréquent de discussion, une façon de se définir dans le contraste des caractères. Viken est persuadé que, sans mon influence, Charles ne s’intéresserait pas à l’opérette, ou aux films de Jean Yanne. On projette de lui faire une blague, en lui faisant croire que Charles va écrire une biographie de Jean Dutourd. En remontant la rue Saint-Ambroise, on rit comme des collégiens.



Charles a reçu hier les résultats de ses examens. Au labo où il a été les faire, on n’avait pas le nécessaire pour tester le COVID-19. On lui a trouvé des transaminases deux fois plus élevées que la norme. Il est demeuré une heure dans sa chambre, en proie à une crise d’angoisse. Si ce n’est le COVID-19, cela pourrait être un cancer. Il brandit la feuille où sont marqués ces chiffres, et où celui qui l’inquiète se détache en caractères gras. Je ne sais que dire. Je lui dis qu’il n’a vraiment pas l’air de quelqu’un qui souffre du cancer.

Cela pourrait être, poursuit-il, l’effet du Paracétamol qu’il a pris en grande quantité lorsqu’il avait mal à la nuque. Je me raccroche à cette branche. On va se promener. Je lui promets de lui parler de mes angoisses hypocondriaques – mais le moment venu, je suis tourmenté par autre chose (l’insatisfaction de n’avoir pas conclu, cet après-midi, mon écriture du matin comme je l’eusse souhaité), et la conversation s’enlise dans des plages de silence. Il les remplit comme il peut, en faisant des commentaires sur le beau temps ou ce quartier que nous découvrons, qui ressemble à un décor de cinéma.

J’arrache à ma grisaille des anecdotes, ressassées. L’histoire des reflux gastro-œsophagiens qui m’ont torturé pendant des mois, me faisant craindre le pire. L’histoire des troubles au bas-ventre, effet du médicament anti-cholestérol que je prenais depuis des années. Tout cela s’est calmé, le jour où je me suis aperçu qu’en perdant vingt-six kilogs, je voyais la plupart des signaux d’alerte disparaître. Il fait de grands “Oh !”, il surréagit, il recrée un théâtre que j’ai déserté.



J’entends Charles qui se brosse les dents, à travers la porte du salon qui laisse passer les bruits. Je me demande s’il a été, ce matin, faire le test dont il me parle depuis plusieurs jours suite à ses prétendus symptômes du COVID-19. Il s’est plaint il y a une semaine d’une grosse fatigue, qui l’avait empêché de dormir et forcé de faire une sieste en fin de matinée. Il se sentait fébrile. Je lui ai touché le front, rien d’alarmant. Son thermomètre s’est cassé. Après que je lui ai prêté le mien, sa température est passée de 38 degrés à… 34 (?), pour se stabiliser enfin à 37 degrés et des poussières. Entre temps, une forte douleur à la nuque s’est manifestée, une douleur musculaire qu’il a interprétée comme un signe indubitable. Une migraine, chronique chez lui, est venue se greffer là-dessus. Arthur me dit qu’il a tendance à somatiser, en s’imaginant avoir toutes les maladies dont on parle. Je lui ai connu, en effet, plusieurs cancers et autres fantasmes morbides – et déjà, il y a plus d’un mois, celui du Coronavirus qu’il était persuadé d’avoir attrapé à cause d’une toux.

Aujourd’hui, plus de toux, peu de fièvre, aucun des symptômes classiques. Un médecin appelé en urgence s’est bien gardé de se prononcer. Un autre, consulté le surlendemain en ligne, lui a dit que c’était peut-être ça. Il lui a prescrit un test. Charles ne l’a pas encore fait, il avait oublié de rester à jeun. Sitôt recueilli un diagnostic provisoire, l’établissant dans ce statut de malade qui est presque un titre de gloire, sa douleur à la nuque s’est évanouie. Il s’est promené avec moi, hier après-midi ; on a poussé jusqu’aux hauteurs de Belleville sans qu’il manifeste aucune fatigue. C’est plutôt lui qui était obligé de ralentir le pas, pour que je ne m’essouffle pas trop à le suivre.

Malade imaginaire ou pas, il a droit aux honneurs d’un suivi officiel. On l’a appelé, pas plus tard qu’hier, pour lui proposer une assistance psychologique, et pour le reloger dans un hôtel s’il le souhaite. Il s’amuse de ce manège. Il leur a dit qu’ils feraient mieux de s’occuper des restaurateurs en détresse, ou de la vague de suicides qui s’annonce. J’ignore, en fait, s’il leur a vraiment dit cela. Il y a toujours, dans sa parole, une brume de fiction qui ne me déplaît pas entièrement. Je le vois passer devant ma vitre, un livre à la main, les yeux recouverts de lunettes noires, se rendant probablement au fameux test. Je l’accompagne du regard, sur cette scène.



Mal dormi dans la nuit de samedi à dimanche, à cause de mes angoisses existentielles ou plutôt structurelles, qu’un rien suffit à réveiller. En l’occurrence, ces remontées gastriques qui me traversent par intermittences, mêlées, cette fois, d’une inquiétude nouvelle : une douleur quand j’avale ma salive (ou, la veille, quand je mange). C’est apparu il y a quelques jours, puis cela a disparu. J’ai cru bon de m’en amuser avec Charles (il se trouve qu’une amie à lui vient de mourir, à trente ans, d’un cancer de la gorge dont il m’a décrit les symptômes : douleur, tumeur. Le lendemain, je me croyais atteint du même mal. Une fois ce fantasme évanoui, je reprenais la satire de mon hypocondrie). Voilà que cela revient, plus aigu, même en dehors des repas. Quant aux aigreurs de digestion, elles me hantent toute la nuit, entrecoupées de cette douleur qui semble se déplacer dans la cage thoracique. J’ai peut-être attrapé le COVID-19. C’est surtout le spectre du cancer qui revient à la charge, estompé par cette itinérance qui ne cadre pas avec les symptômes.

Abruti par un énième comprimé d’anti-histaminique, je me lève péniblement vers dix heures trente. Je donne à manger au chat, avec toujours cette angoisse qu’il va falloir affronter au grand jour. J’arrive à l’oublier un peu, cette angoisse, au moment de me mettre à lire. C’est même la première fois que je prends du plaisir à cette Maison d’âpre-vent, dont jusqu’ici m’ont embarrassé les digressions, les parenthèses, les figurants à foison. Il y a notamment une page qui me fait grand effet. Celle où la jeune Esther Summerson, à l’église, est confrontée à la mystérieuse Lady Dedlock en qui elle reconnaît une figure déjà vue. Ce voile des péripéties romanesques qui se soulève, pour faire surgir la situation toute nue, avant de retomber à nouveau. Cela me parle profondément. Le fait d’avoir dormi tard y ajoute, ainsi que le désir de m’arracher au néant qui m’a enveloppé tout au long de la nuit. Charles achève de dissiper mes frayeurs, en me disant qu’il a eu lui aussi des aigreurs d’estomac. Je le soupçonne de dire cela pour me complaire.

Je passe à un autre livre. C’est Crime et Châtiment, où Raskolnikov se voit pour la première fois confronté à Porphyre. Aux va-et-vient de la première partie succède un certain resserrement de l’enjeu dramatique. Les forces en présence s’incarnent, dans leur dimension philosophique mais avant tout sous la forme d’un piège, qui fait mes délices. Je m’efforce de déchiffrer les idées de Dostoïevski : la critique du socialisme, et du mythe du surhomme, auxquels il oppose un humanisme chrétien. Cela ne m’intéresserait pas autant s’il n’y avait pas cette théâtralité puissante, cette espèce de violence du sens. L’inconscient, ici, est comme un livre ouvert où tout s’organise selon une logique absolue. Même lorsque Raskolnikov rêve à des coquilles d’œuf, ou à tel autre motif qui s’associe librement à celui-là, cela doit être. Je me réfugie dans cette structure.

Un bonheur presque suprême m’effleure, à la lecture. Les murs bleus, le soleil qui traverse la vitre, les cloches de l’église Saint- Ambroise qui résonnent, parfois, tout cela devrait mettre le comble à ma plénitude. Il n’y manque qu’une infime absence de conscience qui me permettrait d’être. Je m’y abîme, par instants, mais le seul fait d’en jouir la rend suspecte. C’est une mise à mort perpétuelle à laquelle je suis obligé de me livrer, pour arriver à renaître de mes cendres. J’avance à marche forcée, écartant ces visions lumineuses ou ces préoccupations mesquines qui se mettent en travers de mon chemin. Je referme le livre, content d’être parvenu au bout de la deuxième partie. Plein de bonnes résolutions quant aux heures à venir.

J’ai mal en mangeant. Un lien sur lequel j’ai cliqué sur Twitter, et qui concerne un collègue de lettres plus successful que je ne le suis, m’a causé quelque amertume. Je choisis, après déjeuner, de fuir ces futilités d’actualité pour chercher les adaptations dostoïevskiennes sur l’INA. Voici une dramatique tirée de Crime et Châtiment, en 1951. C’est naturellement Michel Vitold qui incarne Raskolnikov. Il y a de bizarres effets de profondeur sonore, dont je me demande s’ils n’ont pas été faits au mixage. La voix du personnage principal est très proche, celle des comparses se perd dans le lointain. Ils essaient d’y mettre le ton, mais on devine qu’ils n’ont pas assez répété et leur diction est molle. Ils ne croient pas à ce qu’ils racontent. Je suis intrigué, en même temps, par le sentiment de proximité que donnent ces enregistrements des années cinquante, dont la technique n’est guère moins fidèle que celle d’aujourd’hui. Les trucs d’adaptation, eux aussi, sont interchangeables. L’auteur de celle-ci est une certaine Colette Godard, dont le nom était, beaucoup plus tard, celui d’une critique de théâtre au Monde. Je vérifie sur Wikipédia qu’il s’agit de la même personne.

Une autre version (un extrait, en fait, de la mise en scène de Gaston Baty) me séduit davantage. L’acteur expédie son texte sans grande rigueur, mais il l’a déjà rôdé à la scène et l’on s’en rend compte. Il met un peu de ferveur, mêlée d’emphase, à l’agenouillement de Raskolnikov devant Sonia, devant sa souffrance qu’il voit rayonner. Je m’agenouille, intérieurement, devant ce spectacle. Cette exaltation du malheur peut sembler à d’autres réactionnaire. Elle fait résonner en moi une corde sensible (une sensiblerie ?). Je m’apprête à me replonger dans une lecture, quand Charles me dit qu’il est prêt à sortir. Il m’a appris, la veille, à faire une capture d’écran de mon autorisation de sortie. J’ai la flemme de faire cette manœuvre inédite, je préfère m’envoyer par mail le document.

On longe le square qui donne sur le Père-Lachaise. J’aime ce parcours, qui oblige à faire effort pour marcher (il faut bien que j’accélère mon régime), et qui nous fait découvrir des coins du onzième arrondissement plus insolites que ceux qu’on arpente d’ordinaire. Derrière le cimetière, il y a une rue un peu désolée, avec un escalier qui descend vers une avenue. Ces espaces où j’ai projeté ma rêverie, déjà, j’y imprime mon dialogue avec Charles. Ils ont le visage de Mauriac, sur qui il s’interroge car il est en train de lire le Bloc-notes. Etait-il vraiment homosexuel ? Je fourbis mes preuves, ayant l’impression de ressasser une leçon sue par cœur. Cette histoire de la dame qui s’en va en claquant la porte, lors d’une soutenance de thèse où l’on ose évoquer le sujet, je l’ai racontée dans un mes livres. Charles ne s’en souvient pas. Il bouscule mon portrait d’un Mauriac enfermé dans sa classe, avide d’en découdre, à force de frustration, avec les tenants de l’ordre bourgeois. Il refuse de réduire son engagement aux côtés des peuples du Maghreb à un simple réflexe de charité. Il rue dans mes brancards, non sans une application à me séduire qui donne à nos débats un côté trompe-l’œil.

Alors qu’on revient par la rue de Charenton, un garçon assez beau le regarde avec insistance. Je m’efforce de me laisser porter par le courant, sans m’arrêter à ces plans sur la comète que je faisais, ce matin. La petite boîte que j’ai fabriquée pour y contenir ma vie future, voilà qu’elle vole en éclats, à nouveau, pour me rattraper plus tard. Je ne sais plus trop de quoi l’on parle, des gens qui tweetent à tort et à travers, de ce film sur Polanski que j’ai vu, hier soir. De ce film qu’on a vu ensemble, Le Garçon sauvage, où il était question d’un garçon resté dans les jupes de sa mère (une prostituée). A moins que ce ne soit la veille : nous avions suivi le même parcours et nous étions faits, à tour de rôle, des confidences sur nos amours. Il accepte de m’accompagner au Monoprix où je m’achète un peu à manger, ainsi qu’une nouvelle plante pour mon jardin.

A son initiative, j’utilise du vinaigre pour nettoyer le sol de ma chambre. C’est moins dangereux pour les chats. Je remets dans la poubelle de la cour les restes de mon néflier, détruit hier par mes soins. Un voisin les a retirés dans l’intervalle, jugeant que ce n’était pas leur place. J’espère n’être pas vu. J’envoie à ma mère une invitation sur Skype. Elle ne comprend pas comment cela fonctionne. On se parle au téléphone, elle regardait la conférence de presse d’Edouard Philippe. Elle trouve cela très bien, ce que préconise le gouvernement. Il faut arrêter de taper sur Macron systématiquement. Je lui rappelle que le gouvernement en question prétendait opérer une discrimination, entre ceux qui auraient le droit de sortir le 11 mai et les personnes âgées, obligées de demeurer chez elles. Seul le tollé soulevé par cette mesure les a contraints à rétropédaler. Elle conteste cette version des faits, tout en défendant le principe du confinement des seniors. Je m’enferre alors dans une démonstration hurlante (malgré ma voix cassée), en martelant que c’est bien ainsi que ça s’est passé, quel que soit le jugement qu’on peut porter. Elle me reproche d’être comme mon frère, de noircir à plaisir le tableau. Je lui passe Charles, pour qu’il lui confirme ce que je viens de dire. Il est gêné. Il me dira, ensuite, que je m’y prends mal avec elle.

Dans la rue, deux garçons passent, enlacés, me renvoyant à la tristesse d’être seul. Je discute, sur Skype, avec un ami, que son amoureux rejoint sur le canapé. On va dîner. Le vin rouge aidant, j’oublie ma douleur.



Retour mélancolique de chez ma psy, hier soir. J’essaie de définir ce que serait ma vie, sans l’ombre portée de mon père (j’ai écrit : ma père), qui délimite et censure mes pensées ou mes actions. Je me suis rappelé ces phrases qu’il me répétait, comme un slogan terrifiant : “Tu ne sais pas renvoyer l’ascenseur”, “Tous les autres vont te passer devant.” Cette phobie de l’échec qu’il m’inoculait, que j’ai contournée malgré tout, qui domine mon répertoire érotique. Je me compare à un accordéon, plus ou moins souple ou figé, selon le registre.

En marchant, je poursuis ces variations. Je m’efforce de ne pas envisager l’avenir du strict point de vue chronologique, qui m’obsède et m’enferme. J’opère des glissements, je vois ma vie à travers un panoramique filé qui rend mes missions, soudain, plus légères. La temporalité reprend ses droits. J’arrive à dessiner un plan qui ne soit point trop aliénant, à ranger mes projets dans des cases un peu fluides. Je marche avec allégresse. Le schéma me rattrape, exige d’être élucidé, validé. Je m’interroge sur le pourquoi de cette contrainte.

Je m’abandonne aux rencontres, dont j’aimerais qu’elles me débordent. Près du couvent des Bernardins, un prêtre, grand et sombre, et dont je ne vois que le dos, converse avec une femme dont il cache le visage. Un jeune homme fait son jogging, s’éloigne, s’échauffe sur place, revient à mon niveau sans que ses yeux se fixent sur ma personne. Sur les quais, au soleil, d’innombrables garçons et filles sont assis, faisant mine de tremper leurs pieds dans l’eau. J’ai une bouffée d’amour pour ces gens. Je saisis vaguement, au passage, des silhouettes ou bien des phrases. Je suis projeté dans une rêverie, qui me reprendra tout à l’heure, sur le goût du bonheur qui caractérise les Français. Nul peuple ne le porte à une telle intensité.

L’étau de ma pensée s’est desserré, me laissant libre de m’intéresser aux autres. Il y a toujours, boulevard Richard-Lenoir, cette file d’attente pour les Restos du cœur, où dominent les hommes. De petits groupes se forment en marge du cortège central, et je marche parmi eux. Contre l’église Saint-Ambroise, des types sont affalés, canette en main. L’un d’eux attire mon regard, il s’en étonne : j’hésite à m’échapper trop brusquement. Je retrouve une trace des ardeurs de la quinzième année, en voyant venir à ma rencontre des inconnus avec qui. Un homme d’une trentaine d’années, assez neutre, qui traverse la rue en sens inverse, et dont les yeux glissent loin des miens. Je me retourne, il continue son chemin.

Le scénario se reproduit, cinq minutes après. Un jeune homme s’avance sur le trottoir, mon regard s’accroche au sien, qu’il détourne. Je m’arrête, espérant et redoutant un signe venant de lui. Il demeure le dos tourné, consultant un plan ou je ne sais quoi. Je reprends la route du retour, assez fier de cette flamme que j’ai réveillée.



En revenant de chez ma psychanalyste, l’autre soir, j’emprunte comme d’habitude le boulevard Richard-Lenoir. J’entends des cris. Je vois un jeune homme en train de courir, les bras pleins de paquets. Un autre homme, plus âgé, fonce à sa poursuite, bifurque, ralentit le pas, renonce. Il n’a pas crié : “Au voleur !”, mais quelque chose d’approchant. Il continue de maugréer sa fureur, à l’intention d’un rare public. Il jette un œil courroucé sur un type étendu par terre, et dont j’ai cru, d’abord, qu’il venait d’être victime d’une agression. C’est un SDF, très mal en point – et qu’un passant aide à reprendre place, dans les cartons qui lui servent de logement. Je suis touché par ce spectacle, celui d’un bon Samaritain resurgissant sur le bitume.

Sur le trottoir d’en face, comme chaque soir, des dizaines de gens font la queue en attendant qu’on leur serve un peu à manger. Ce sont les Restos du cœur, ai-je fini par comprendre après être passé plusieurs fois par là. Il y a surtout des hommes, plus très jeunes, vêtus de sombre. Ils forment une masse compacte et silencieuse. Ils sont comme des enfants qui vont passer au tableau noir, pendant que les autres, enfin servis, s’asseyent où ils peuvent et mangent dans une assiette en plastique. Cela me donne envie de pleurer.

Tout en marchant, je cherche un nouveau restaurant où je pourrais prendre mes quartiers. J’en ai assez du sushi de la rue Lacharrière, qui est ma destination obligée dès que je reprends un régime. Il a l’avantage d’être à deux pas de chez moi, et d’être si peu riche en plats tentants que je ne risque pas de succomber. La serveuse m’énerve, pourtant, par son amabilité commerciale et ses “Je vous remercie… Bonne soirée à vous…” Le décor est insignifiant, le vin est insipide. L’espèce de niche à côté de la fenêtre, où je m’installe d’ordinaire, n’est pas libre ce soir. Ils s’empressent, sans même que j’aie à demander, pour m’apporter un pichet.

A travers la vitre, je découvre, m’attendant, n’osant entrer, le jeune homme avec qui j’ai rendez-vous. Cette image me renvoie à la première que j’ai eue de lui, avec ses cheveux longs, ses lunettes sages, sa mine de collégien androgyne. Il me donne du “vous”, je l’invite à me tutoyer. Il ne se départit pas d’un respect compassé, pour le professeur que je reste à ses yeux. Il veut faire une thèse sur la musicalité dans le cinéma français des années vingt. J’étale mes pauvres lumières, pour l’impressionner. Je bouscule son admiration pour Marcel L’Herbier, pour Abel Gance (d’ailleurs il n’a pas vu Napoléon). Je me prends au jeu, en opposant les poncifs mélodramatiques de celui-ci à la Carmen réincarnée de Jacques Feyder (il n’a pas non plus vu ce film). Je lui parle de la fameuse scène du quadrille, dans Un chapeau de paille d’Italie. Elle n’est fameuse que pour moi.

C’est un éternel monologue, qu’il écoute en souriant, les yeux brillants. De temps à autre, il me tend la perche, et me voilà de retour sur ma scène vide. On parle de la difficulté d’obtenir un poste, du statut menacé de maître de conférences. Feignant de m’apitoyer sur son sort, je glisse des allusions à ma carrière, aux privilèges dont j’ai joui. Je lui fais un tableau sinistre de ce qu’est devenue l’université française (notamment en province). Il ferait mieux d’aller enseigner à l’étranger, comme je l’ai fait naguère. Je connais d’avance sa réponse. Il a une copine, qu’il ne saurait quitter. J’affecte de considérer cela comme un détail, tout en admirant sa peau lisse, son nez un peu prononcé mais qui donne du caractère à son visage. Ses cheveux longs, son pantalon ample et ses bottines. Je n’arrive même pas à souffrir de cette chimère qui s’offre à moi, et se dérobe.

Au fond, je suis soulagé de voir cette porte se refermer. Machinalement, je lui propose de m’accompagner jusqu’à chez moi où mon chat nous accueille, se frottant à ses jambes. Je pourrais lui montrer le jardin, lui faire voir des photos de La Tour de Nesle. Il prend congé. J’installe mon ordinateur sur une chaise. Il faut changer le câble du disque dur, qui ne fonctionne pas. Une fois réglés les sous-titres, un léger décalage persiste entre l’image et le son.



Rêve : dans une chambre qui m’évoque les appartements paternels (rue Saint-Jacques, rue de Bièvre), j’hésite entre plusieurs couches. C’est bien le mot qui convient, car ce sont de modestes matelas posés à même le sol et recouverts de coussins. Je renonce à occuper l’un d’eux, qui est celui-là même où j’ai découvert mon père mort. Je me replie sur un autre “lit”, d’où j’entends des bruits bizarres, quelqu’un qui rôde. Bientôt, je m’aperçois que dans le grand salon mitoyen se tient l’assemblée générale d’une société d’auteurs. J’abandonne ma station couchée pour me joindre à leurs débats.

Ce rêve me fait penser à ma visite samedi soir à Mathieu, un étudiant des Beaux-Arts de Nantes, fraîchement débarqué à Paris et qui m’a écrit sur Facebook. Il fait ainsi la tournée des profs de cinéma (Antoine de Baecque, etc.), sans qu’on puisse trop démêler la part de l’arrivisme et d’une sincère fascination. Il a la tête pleine de Godard, de Gance, de l’“image éclatée” (tel est le thème d’une thèse qu’il envisage), et n’a pas de mots assez durs pour ce white cube où s’enferment les arts plastiques. Son jury de fin d’études, à Nantes, a été convié à admirer son travail dans un hôtel qu’il avait aménagé pour l’occasion. On parle de Sophie Calle, recevant des inconnus au cœur de la Tour Eiffel. On marche, depuis le restaurant où je l’ai invité, vers son nouveau gîte qu’il souhaite me faire connaître : une chambre chez l’habitant, en l’occurrence une dame âgée qui a besoin de compagnie, et le loge moyennant de menus services. Cela se trouve à l’orée du boulevard Saint-Germain, c’est plein de vieux livres de psychiatrie, d’éditions rares, d’affiches de Picasso côtoyant des statuettes africaines. Je n’avais jamais pénétré  dans un appartement grand bourgeois du cinquième arrondissement, et pourtant celui-ci a un air de déjà vu. Par la fenêtre, de l’autre côté de la cour, on aperçoit un vieillard, sous la lampe, qui déploie patiemment un ouvrage.

On discute à voix basse, pour ne pas déranger la propriétaire. La chambre où dort Mathieu ressemble à une cellule de moine, le lit à une banquette. Le seul luxe, ce sont ses livres qu’il a installés sur des étagères, et où je reconnais ses obsessions. Une marionnette de geisha. Il me redit son goût pour les cimetières, et me montre la photo qu’il a prise, dans un cimetière, de son amoureuse d’il y a six ans. Elle évoque une créature préraphaélite, les cheveux confondus avec l’ombre des arbres. Depuis, il a décidé de ne plus faire l’amour et sourit, sans m’en dire plus, quand je lui demande s’il a couché avec des garçons. Il me prend en photo, à mon tour, avec un antique Polaroïd – et c’est ma figure d’aujourd’hui qui émerge sur le papier, une figure d’homme de cinquante ans, que ne vient sauver nulle poésie. J’essaie, par la parole, de le convaincre d’avoir une histoire qui ne serait pas forcément sexuelle, pourquoi pas avec moi. Il se dérobe. Je n’insiste pas. Je pourrais souffrir d’être transporté dans cet espace-temps, si proche du jeune homme que j’aurais tant voulu être. Je ressens plutôt, le porto aidant, un certain flottement, une complicité avec ce passé qui est là, devant moi, toutes voiles dehors. Alors que je m’engouffre dans un Uber, il me demande, naïvement, de ne pas oublier de le faire écrire dans Positif. Je m’enfonce dans une douce euphorie.