GARÇONS (8)

En revenant de chez ma psychanalyste, l’autre soir, j’emprunte comme d’habitude le boulevard Richard-Lenoir. J’entends des cris. Je vois un jeune homme en train de courir, les bras pleins de paquets. Un autre homme, plus âgé, fonce à sa poursuite, bifurque, ralentit le pas, renonce. Il n’a pas crié : “Au voleur !”, mais quelque chose d’approchant. Il continue de maugréer sa fureur, à l’intention d’un rare public. Il jette un œil courroucé sur un type étendu par terre, et dont j’ai cru, d’abord, qu’il venait d’être victime d’une agression. C’est un SDF, très mal en point – et qu’un passant aide à reprendre place, dans les cartons qui lui servent de logement. Je suis touché par ce spectacle, celui d’un bon Samaritain resurgissant sur le bitume.

Sur le trottoir d’en face, comme chaque soir, des dizaines de gens font la queue en attendant qu’on leur serve un peu à manger. Ce sont les Restos du cœur, ai-je fini par comprendre après être passé plusieurs fois par là. Il y a surtout des hommes, plus très jeunes, vêtus de sombre. Ils forment une masse compacte et silencieuse. Ils sont comme des enfants qui vont passer au tableau noir, pendant que les autres, enfin servis, s’asseyent où ils peuvent et mangent dans une assiette en plastique. Cela me donne envie de pleurer.

Tout en marchant, je cherche un nouveau restaurant où je pourrais prendre mes quartiers. J’en ai assez du sushi de la rue Lacharrière, qui est ma destination obligée dès que je reprends un régime. Il a l’avantage d’être à deux pas de chez moi, et d’être si peu riche en plats tentants que je ne risque pas de succomber. La serveuse m’énerve, pourtant, par son amabilité commerciale et ses “Je vous remercie… Bonne soirée à vous…” Le décor est insignifiant, le vin est insipide. L’espèce de niche à côté de la fenêtre, où je m’installe d’ordinaire, n’est pas libre ce soir. Ils s’empressent, sans même que j’aie à demander, pour m’apporter un pichet.

A travers la vitre, je découvre, m’attendant, n’osant entrer, le jeune homme avec qui j’ai rendez-vous. Cette image me renvoie à la première que j’ai eue de lui, avec ses cheveux longs, ses lunettes sages, sa mine de collégien androgyne. Il me donne du “vous”, je l’invite à me tutoyer. Il ne se départit pas d’un respect compassé, pour le professeur que je reste à ses yeux. Il veut faire une thèse sur la musicalité dans le cinéma français des années vingt. J’étale mes pauvres lumières, pour l’impressionner. Je bouscule son admiration pour Marcel L’Herbier, pour Abel Gance (d’ailleurs il n’a pas vu Napoléon). Je me prends au jeu, en opposant les poncifs mélodramatiques de celui-ci à la Carmen réincarnée de Jacques Feyder (il n’a pas non plus vu ce film). Je lui parle de la fameuse scène du quadrille, dans Un chapeau de paille d’Italie. Elle n’est fameuse que pour moi.

C’est un éternel monologue, qu’il écoute en souriant, les yeux brillants. De temps à autre, il me tend la perche, et me voilà de retour sur ma scène vide. On parle de la difficulté d’obtenir un poste, du statut menacé de maître de conférences. Feignant de m’apitoyer sur son sort, je glisse des allusions à ma carrière, aux privilèges dont j’ai joui. Je lui fais un tableau sinistre de ce qu’est devenue l’université française (notamment en province). Il ferait mieux d’aller enseigner à l’étranger, comme je l’ai fait naguère. Je connais d’avance sa réponse. Il a une copine, qu’il ne saurait quitter. J’affecte de considérer cela comme un détail, tout en admirant sa peau lisse, son nez un peu prononcé mais qui donne du caractère à son visage. Ses cheveux longs, son pantalon ample et ses bottines. Je n’arrive même pas à souffrir de cette chimère qui s’offre à moi, et se dérobe.

Au fond, je suis soulagé de voir cette porte se refermer. Machinalement, je lui propose de m’accompagner jusqu’à chez moi où mon chat nous accueille, se frottant à ses jambes. Je pourrais lui montrer le jardin, lui faire voir des photos de La Tour de Nesle. Il prend congé. J’installe mon ordinateur sur une chaise. Il faut changer le câble du disque dur, qui ne fonctionne pas. Une fois réglés les sous-titres, un léger décalage persiste entre l’image et le son.



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