CHARLES (6)

Promenade avec Charles, hier après-midi, le long de ces jardins du boulevard Richard-Lenoir qui sont désespérément moches. S’il avait été urbaniste, et en charge de ces lieux, il aurait fait tracer des allées pour les traverser. Il me demande quel métier différent du mien j’aurais aimé exercer. Je n’ai pas vraiment de métier, lui dis-je, je fais un peu de tout et rien du tout. J’ai envie de lui répondre : danseur étoile, mais j’entends d’avance son éclat de rire. Psychanalyste, décidément (nous avons déjà eu maintes fois cette conversation). Ce qui aurait pu s’épanouir, je crois, dans cette profession, c’est mon goût des âmes. J’ai envie d’ajouter : mon côté prêtre, mais je me retiens. Je crains qu’il ne trouve cela pompeux et déplacé.

Je ramène cette question religieuse un peu plus tard, alors que nous évoquons un ami commun qui se destine à la pratique analytique. L’ami en question m’a choqué, un jour que nous pénétrions dans une église, en jugeant avec mépris les participants de la messe. Même si Freud démystifie le fait religieux, il en reconnaît l’importance. Il me semble qu’on ne saurait se dire psychanalyste, sans manifester une certaine sensibilité à l’irrationnel. Je confesse un péché mignon qui me caractérise, et qui consiste à vouloir changer les gens. Je me revois face à mon père, au restaurant, cachant sous la table sa bouteille de vin. J’ai cette tendance, persistante, à prétendre corriger autrui : dire à la femme qui veut paraître jeune qu’elle ferait mieux de renoncer à ce fantasme ; dire à l’ami qui m’a quitté que son nouvel amant n’est pas digne de lui, etc. Ce serait plutôt, en vérité, mon côté raisonneur (et cruel), sans rien à voir avec la neutralité que suppose la psychanalyse.

On revient, plus tard dans la journée, sur cet aspect de ma personnalité. Il me demande pourquoi je lui pose tant de questions sur son ami Viken, dont il exagère, de son côté, les snobismes et les névroses. J’invoque mon goût de la caricature. J’aime voir les gens réduits à leur grimace, je me complais, sur internet, à consulter l’actualité des gens que je déteste : telle ancienne collègue de l’université de Caen, tel bas-bleu ridicule (il faudrait, là aussi, faire le départ entre détestation et dénigrement). En somme, me dit-il, j’ai besoin d’un punching ball. Il déclare aussi, avec une emphase qui m’énerve, que Viken me fascine parce que c’est un personnage de roman. Fils de riche famille libanaise, menant la vie à grandes guides à Paris, perdant peu à peu de sa superbe tout en se radicalisant politiquement… Tout à l’heure, j’ai échafaudé une explication de son histoire à travers son hystérie. J’entr’ouvre des portes, j’avance à tâtons, j’ébauche un livre.

Autre discussion qui se perd dans les limbes, samedi après- midi. On revient d’une visite à ma mère, qui nous est apparue à sa fenêtre, fatiguée, les traits tirés, heureuse de m’entrevoir au bout d’un long mois. Pour rentrer rue Saint-Ambroise, Charles me propose un chemin latéral, qui nous fera découvrir d’autres coins du onzième. Alors qu’on continue à disserter de nos sujets habituels un garçon passe à nos côtés, d’une telle beauté que nous gardons un silence stupéfait. Charles se retourne, le garçon rentre dans un immeuble. On débat, ensuite, de la signification de ces apparitions. Charles veut n’y voir qu’une illusion, un mirage derrière lequel il n’y a rien. Pour ma part, lui dis-je, j’ai su que ce garçon était beau avant d’avoir vu les traits de son visage. C’est bien qu’il existe une aura, quelque chose qui est au delà de l’entendement. Ce mot d’aura n’éveille en lui aucun écho. Je n’insiste pas. Je préfère ne pas élucider.



1 Commentaire
  • Charles
    Posté le 10:52h, 21 janvier Répondre

    Au contraire, j’etais totalement d’accord avec toi sur le mot « aura »!!!!

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