Dîné avec l’un de mes étudiants, un dénommé Gaspard (à ne pas confondre avec un autre Gaspard, un joli jeune homme un peu délicat que j’avais bombardé, en son temps, réalisateur d’un remake de Miquette et sa mère : il s’était pris au jeu plus que je ne l’eusse cru). Ce Gaspard-ci se distinguait nettement, dans la grisaille de mon cours sur “le cinéma français classique”. A quelques exceptions près, les films projetés (de Zéro de conduite à Farrebique) n’inspiraient à mon auditoire qu’un silence prudent, de peur de dire une bêtise. Une étudiante du genre agressif, se disant comédienne, croyait bon de me contredire dès que j’ouvrais la bouche ; avant même que je n’ouvre la bouche. Une autre, à l’accent exotique, venait me voir après le cours et me prodiguait de longs sourires, en m’interrogeant sur les tournages en studio dans les films d’avant-guerre. De toute façon, cela prit fin dès le 5 décembre, à cause de la grève des transports qui paralysa la fac. J’en fus réduit à recevoir les étudiants chez moi, au milieu du pipi de chat et des pots de peinture, pour leur faire passer des oraux et vérifier leurs maigres connaissances. La fille agressive ne crut pas bon de se rendre à ma convocation.

Je gardai pour la bonne bouche Gaspard, qui m’avait séduit, lors de nos séances, par ses interventions décomplexées. Il ne craignait pas, lui, de prendre la parole, pour commenter l’hypocrisie bourgeoise dans Douce, ou les figures de pédérastes dans Les Maudits. Cela m’avait troublé, qu’il puisse croire que le collégien aux cheveux longs de Jean Vigo fût une fille. Il correspondait au type du garçon, à mèches rebelles, à sourire franc. J’aimais sa fraîcheur, si reposante dans ce désert spirituel qu’est l’Université. Lors de cet oral que je lui fis passer rue Saint-Ambroise, il se mit à me parler d’Henri-Georges Clouzot, de son mémoire en cours sur Michaël Haneke. Son goût pour un cinéma de la cruauté n’était pas pour me déplaire.

Je ne sais pourquoi j’écris cela au passé. Peut-être pour marquer la distance, entre l’image que je me fais de quelqu’un et ce qui se révèle ensuite. Je ne peux pas dire pourtant qu’il m’ait déçu, les deux ou trois fois où l’on s’est revus. J’ai seulement tiqué quand il a mentionné sa copine (alors que c’est bien sa “normalité” qui m’avait attiré). Il me dit que dans le cinéma d’art et d’essai où il  travaille (comme caissier et projectionniste), il est l’hétéro de service, faisant profil bas parmi des militants queer. Nous nous rencontrons sur ce terrain, le dénigrement d’une certaine bien-pensance, même si ce terme ne plaît pas aux intéressés. Il balance tout à trac : sur ces étudiants qui me détestent parce que je leur montre, en entier, des films en noir et blanc, et ne fais guère preuve de démagogie ; sur le féminisme devenu fou ; sur ces réseaux qu’il appelle drôlement “asociaux”. Il m’apporte, quant aux ravages du conformisme, les lueurs de sa jeunesse, m’expliquant par exemple que si mon film C’est l’homme n’a pas plu, c’est parce que j’y pratiquais (sans le savoir) une appropriation des codes des dominé.e.s.

On s’amuse méchamment, à disséquer la dernière sortie d’Adèle Haenel ou l’oubli opportuniste de Jean-Claude Brisseau, dans la nécrologie des César. Peut-être me dit-il, en partie, ce que j’ai envie d’entendre, tant j’ai l’art de projeter sur l’interlocuteur mes obsessions. Malgré tout, je me demande d’où lui vient cette liberté de parole. Alors qu’il me raccompagne, l’autre soir, je me souviens qu’il m’a dit être le descendant de Joseph Caillaux, un ténor flamboyant de la IIIeme République. On regarde ensemble, sur le site de l’INA, sur mon petit écran d’ordinateur coincé contre le mur, une vidéo que j’ai déjà vue, en fait – et où Alain Decaux raconte l’assassinat par Mme Caillaux du directeur du Figaro, qui avait diffamé son mari. Ce fait divers, qui fit grand bruit en 1914, c’était pour moi enfant une couverture du Petit Journal, découverte dans mes pérégrinations passéistes. On y voyait la femme du député, outragée, sortir de son manchon un minuscule revolver avec quoi elle tirait froidement sur Gaston Calmette. La violence d’une telle image, dans le décor conventionnel de la Belle Epoque, m’avait frappé.

Alain Decaux ménage ses effets. Il lève le doigt en l’air, ralentit, accélère. Il laisse de longs silences, pour permettre au spectateur de reprendre son souffle. Il accentue les détails qui tuent : cette première page du Figaro, où Calmette publia une lettre de Caillaux à Henriette, encore sa maîtresse (les délateurs d’aujourd’hui n’ont rien inventé). L’armurerie où elle se rendit, quelques jours avant le crime, pour s’essayer au maniement du pistolet. Auprès de moi, j’imagine Gaspard soufflé par ces audaces, et découvrant, derrière les photos fanées de son arrière-grand-père, un lion rugissant.



Hier soir, après une séance de mixage, je cherche un sushi où je pourrais dîner avec Baudouin dans les alentours de Belleville. Pas question d’aller dans l’un de ces Chinois à plats en sauce, et nouilles sautées, qui m’offrent pourtant leur terrasse en ce temps déjà printanier. On m’a signalé un Japonais plus en accord avec mon régime, à l’angle de la rue Julien-Lacroix. Des tables sont disposées dehors. J’entre en demandant à la serveuse, d’un ton dégagé, si je peux m’y installer. Non, ils ne servent pas dehors. Je m’éclipse illico, comme pour bien leur faire sentir leur indignité, et je remonte rageusement la rue de Belleville en cherchant une terrasse qui ne soit pas surpeuplée (à ce stade, je serais même prêt à m’attabler à n’importe quelle brasserie). Je parle tout seul, maudissant ces mastroquets butés qui préfèrent perdre un client à changer leurs habitudes.

Baudouin m’attend au sushi en question, où je lui avais donné rendez-vous. Je l’appelle, essoufflé, et je l’invite à entrer dans ce restaurant en leur demandant de dîner en terrasse. On verra bien s’ils osent refouler un client une deuxième fois. Il me rappelle une minute après. Non, ils n’ouvriront leur terrasse qu’en avril. Je poursuis mes fulminations, tout en refusant de redescendre vers Belleville après cette montée au calvaire. J’ai soif de catastrophe. Je passe en revue, dans un brouillard tragique, toutes ces terrasses noires de monde, tous ces sushi introuvables. Il serait plus simple d’en identifier un sur mon GPS. Je me vautre dans cette quête éperdue, en passant devant l’église du Jourdain où l’on est censés se retrouver.

De loin, j’aperçois un restaurant indien où j’ai souvent dîné, naguère. Aucune table n’est occupée. Je me précipite vers cette terre promise, manquant de bousculer les passants, comme si la terrasse risquait de se remplir en une seconde. Je commande, fébrilement, un pichet de vin rouge. Back to basics. C’est sur ces mots que j’accueille Baudouin, qui survient à vélo et subit, sans passion, mon couplet sur ces restaurateurs prêts à perdre de l’argent, plutôt qu’à satisfaire le client. Hélas, ce phénomène n’est pas uniquement parisien. Il en convient. Cela l’excite davantage de faire la chronique, comme à chacun de nos dîners, de l’hystérie misandre qui déferle sur les campus et s’épanche dans les média. A Paris 3, les hommes sont devenus indésirables en certaines assemblées générales. Les meutes se déchaînent, assoiffées de sang. C’est du moins le tableau enflammé auquel il se livre, nostalgique (bien que royaliste) des horreurs de la Révolution.

Il fait du théâtre dans un cours à l’ancienne, où une jeune fille, raconte-t-il, n’arrive pas à incarner une scène d’amour – parce qu’elle se réserve à la ville pour son futur mari. Il s’amuse de ces contrastes. Il cache bien son jeu (traditionaliste) en écartant des auditions qu’il prépare les pièces de Montherlant, auteur qu’il adore. On lui a fait comprendre qu’il se grillerait en présentant cela au Conservatoire. A je ne sais quel autre concours (la classe libre du cours Florent ?), il s’est fait passer pour un Arabe, en trafiquant sa carte d’identité. Il me récite un poème qu’il leur a servi pour l’occasion, et où il se travestit en keum des cités, désespérant de vivre son homosexualité. Ce sont des vers de mirliton. Il ignorait cette expression.

Il me touche par son mélange de cynisme et de candeur, affectant de se plier aux diktats de l’époque, et s’exaltant, l’instant d’après, pour telle tirade de Fils de personne où fleurit la rhétorique de son écrivain-fétiche. On va à pied au théâtre, un théâtre perdu au fin fond du XIXeme et où une de ses camarades monte du Labiche. Il paraît qu’ils vont reprendre ce spectacle au Lucernaire, lieu qu’il croit prestigieux. J’ai trop bu. On s’égare, malgré le GPS, dans les boulevards de ceinture. La pièce va bientôt commencer. Il y a là des parents (?), et, au premier rang, un garçon qui suit les déambulations des acteurs, avec une petite caméra. La copine de Baudouin se donne des airs de grande bourgeoise, et s’essaie même au bel canto, lors de couplets que je soupçonne d’être apocryphes. Il s’agit de L’Affaire de la rue de Lourcine. Mistingue et Lenglumé, deux vieux noceurs persuadés d’avoir assassiné une femme au cours d’une nuit de beuverie, sont joués par deux jeunes gens aux joues roses, pas du tout dans le rythme (l’un d’eux, me souffle Baudouin, est le petit ami de la metteuse en scène). C’est plein de mimiques appuyées, de sous-entendus salaces, de clins d’œil au public qui ralentissent la pièce, et suspendent le rire. Un gigantesque portrait de chat, trônant au milieu du décor, vient spoiler le chatricide qui devrait rester pour nous une surprise. Mon regard se promène sur ces projecteurs, ces banquettes, et remonte vers ces petits théâtres où je jouais, à leur âge.

Baudouin n’a presque pas ri. Il insiste pour qu’on attende les acteurs, dans un bar non loin de là. C’est dans une rue déserte. Si je veux rentrer à pied, m’indique le GPS, il y en a pour quarante-neuf minutes. Je peux aussi commander un Uber, mais je n’ai presque plus de batterie, et le câble que je tends au patron du bar, pour recharger mon Iphone, n’est pas le bon. Plus que dix-sept minutes d’autonomie. Je poursuis, auprès d’un Baudouin embarrassé, ma critique de ce spectacle qui n’en demande pas tant. A la Comédie-française, de telles pièces se jouaient en lever de rideau. A quoi bon les étirer, rajouter ainsi des effets, alors que toute l’efficacité du théâtre de Labiche tient dans sa rapidité ? Ces jeunes théâtreux ne cherchent qu’à se faire plaisir, là où il importerait surtout de faire plaisir au spectateur. Faire rire une salle, c’est la plus grande récompense du comédien. J’assène cela à mon auditeur avec emphase, en songeant à mes débuts en 1978, dans Célimare le bien-aimé.

Il me parle d’une scène du Sexe faible, qu’il travaille sur mes conseils : celle où le beau Philippe est prêt à se louer à une riche matrone, pour se renflouer. Il craint que le beau rôle, en l’occurrence, ne soit plutôt celui du maître d’hôtel qui cornaque le gigolo (le rôle de Victor Boucher, me retiens-je de lui rappeler). Il a été voir sur l’INA, et n’y a trouvé nulle captation de la pièce d’Edouard Bourdet. Mais si, il y a la version avec Robert Hirsch, et celle avec Lise Delamare. On en trouve aussi, sur YouTube, des représentations d’amateurs. Il faut qu’il lise La Fleur des pois, satire du snobisme homosexuel dans le Paris mondain des années trente. Je lui explique le sens de ce titre. Il me demande si Anouilh était de droite. 

Mon Uber survient, nous nous séparons, au grand dam de Baudouin qui eût aimé me présenter sa copine. A l’instant de me coucher, je reçois de lui un texto, me disant que j’ai bien fait de ne pas attendre. Ils étaient tous restés au théâtre, à décharger les back up. 



Il y a trois jours, je raconte à ma psy notre équipée avec ma mère, à Saint-Julien-du-Sault, et ce que j’en fais dans mon journal. Ce glissement de la prison à la maison, du masculin au féminin, du lien fermé au lien ouvert. J’avais bu un peu de champagne, juste avant, au café Saint-Victor, et je lui parlais avec une abondance et un feu inhabituels. Pour la première fois peut-être, je la regardais longuement dans les yeux, je ne sais plus ce qu’elle me répondait mais il y avait dans notre dialogue une profondeur. Je suis sorti de chez elle titubant d’enthousiasme, au moins intérieurement, et j’ai dû faire attention à ne pas me faire écraser, dans la nuit qui tombait sur la rue Monge.

Pour me rendre rue d’Ulm, où j’avais rendez-vous, j’active mon GPS (comme si je ne connaissais pas par cœur les moindres artères du Quartier Latin). A partir de la rue de la Montagne-Sainte- Geneviève, je lâche mon téléphone et je me laisse aller à contempler les garçons qui passent, ou qui discutent en terrasse. Ils vont deux par deux, fantômes d’un amour platonique que je ne connaîtrai jamais – et qui, à vingt ans, me manquait si cruellement. Je n’en ai cure, ce soir. Les idées noires que j’essaie de chasser, ce sont plutôt d’éternelles idées fixes liées à l’organisation de ma vie. Mais tout est submergé par la pensée du lien, au sens absolu, dont j’ai parlé tout à l’heure : celui, peut-être, que permet la littérature, et qui m’enveloppe alors que je longe le Panthéon. Ici, j’ai emboîté le pas à Guillaume Malle, à qui je vouais une passion silencieuse et sacrée. Là, j’ai aperçu, le jour des obsèques d’Eric Rohmer, l’androgyne de mes rêves.

Voici l’entrée du lycée Henri-IV. Je tente de distinguer, au fond de ce portique ténébreux, le décor de mon adolescence. Ce n’est plus qu’un décor. Je passe outre, en empruntant la rue Lhomond, où j’espère encore voir surgir des spectres. Toujours ces Achille et ces Patrocle, qui pourraient me transpercer le cœur. Mais le sublime, décidément, je le cherche ailleurs. Cela remonte bien au delà, dans un territoire que les mots ne peuvent cerner – et qu’ils sont seuls, pourtant, à avoir le droit d’approcher. Il y a aussi de la musique dans ce mouvement : je le conclus un peu pompeusement, par les grosses cymbales de la sérénité.

A mon ami Gilles, qui m’attend devant l’Ecole Normale Supérieure, je résume tous les souvenirs que je croise quand je reviens en ces parages, les visages de beaux garçons qui renaissent à chaque pas. Non, je n’étais pas normalien. Mais il y a eu tellement de pièces jouées ou vues ici, ou d’affiches posées sur ces murs quand je recherchais l’âme sœur sous quelque prétexte scénique. D’ailleurs, c’est bien pour cela, vaguement, que je suis là aujourd’hui. Je vois passer, comme à travers une glace sans tain, des éphèbes qui ne me voient plus, qui ne me bouleversent plus comme jadis.

Un beau blond qui éclate de rire, flanqué de sa copine. Un jeune homme aux cheveux longs, serrés par un bandeau. Je n’ose faire des commentaires à voix trop haute, car nous sommes suivis d’un quinquagénaire qui pourrait être le père d’un de ces garçons (voire du jeune Arthur P. qui m’a invité à le voir jouer, ce soir, et dont je décris à Gilles le CV folklorique : candidat à quinze ans à l’Académie française, normalien quasi maurrassien, adorateur de Matzneff). Ce monsieur nous talonne de si près que lorsque je rebrousse chemin vers les toilettes, il continue à me suivre, croyant gagner la salle de spectacle. Il a d’épaisses lunettes noires à l’ancienne, dans le genre de tel haut commissaire, ou inspecteur général, qui m’impressionnait dans les colloques. Il s’adonne, une fois installé, à la lecture du Monde.

Bernard Faucon est là, chaleureux, timide, terrifié à la perspective que la pièce (lui précisé-je) “dure deux heures et des brouettes”. Je m’inquiète, pour ma part, de me retrouver assis au milieu du public, auprès d’un bonhomme qui a pris place sur le strapontin à côté – et sans accès direct à la sortie. Gilles et moi commentons, mezzo voce, les beautés masculines qui parsèment le parterre ; et singulièrement le blond déjà entrevu. Au vu de la mâchoire qu’il découvre en riant, il vieillira mal. Gilles me parle de ces jeunes gays qui cherchent la défonce sous toutes ses formes (plans cul, drogue), y compris avec des hommes plus âgés. Ce n’est pas cette liberté-là que j’ai cherchée. Ils ont déjà vingt-cinq minutes de retard. On reste jusqu’à l’entrée en scène d’Arthur, et puis on va dîner.

C’est une pièce de Wajdi Mouawad, dont il paraît qu’elle a été portée à l’écran. Cela parle de la guerre, de Sarajevo, d’enfants perdus au milieu des souffrances. Les garçons et les filles poussent des gueulantes outragées, avec la vitesse d’une rafale de mitraillette. Ils se la jouent Actors Studio, ou théâtre de la Colline voici vingt ans, avec des images de journal télévisé qui, soudain, viennent trouer la scène. Ils ont l’air de prendre fort au sérieux la mission militante de leur travail. Je ne vois pas trop ce qu’Arthur (qui n’est pas spécialement de gauche) fait dans tout ça. D’ailleurs, je ne le vois pas du tout. Les scènes se succèdent, les grandes tirades vengeresses bramées face public, sans que son personnage paraisse jamais. Je ris au dedans de moi des acteurs qui bafouillent, des draps censés faire écran et qui s’écartent tant bien que mal, du trou de mémoire ou du fou-rire qui menacent. Ces menus abîmes sont la seule chose qui me renvoie à mes quinze ans, lorsque, sous la barbiche de Topaze, je brocardais le capitalisme, pendant qu’un magnétophone en coulisses diffusait une valse de bastringue choisie par moi.

S’il n’apparaît pas au tableau suivant, décide-t-on, on s’en va. Gilles, sorti du sommeil où l’a plongé la première partie, se tient sur le départ. Je consulte l’heure sur l’écran de mon Iphone. On chuchote. Une jeune femme, assise devant nous, se retourne en faisant des mines de scandale. Le type sur le strapontin à côté a cru bon, de son propre chef, de ranger mon sac sous mon fauteuil : je l’en extrais à mains de loup. Le “tableau suivant” n’en finit pas, livré à la furie de deux Antigones qui exhalent leur légitime haine de la guerre. Dans le noir enfin revenu, je remonte vers la sortie en m’efforçant de ne pas me casser la figure. Du restaurant où l’on s’est replié, j’envoie un texto à Arthur pour l’inviter à nous rejoindre. On n’en pouvait plus de t’attendre. Il nous rejoindra, une heure plus tard, soignant son apparition comme si la pièce continuait : à travers la vitre, on voit surgir un grand jeune homme, de dos, embrassant une jeune fille. Cette manière de se donner en spectacle m’amuse plus que tout le reste.

Son maquillage lui sied parfaitement. Il donne à son visage une douceur qui contraste avec la dureté de ses propos, de ses considérations sur les femmes ; avec ce personnage de Hussard tranchant qu’il s’applique à incarner. Il aime à répéter les remarques que les uns font sur les autres, fussent-elles désobligeantes. Je le mets en garde contre ce péché mignon : je me mets en scène, à mon tour, en Vautrin nostalgique de Rastignac. On dirait qu’il ne m’en veut pas de m’être échappé aussi lâchement de cette représentation interminable ; pourtant conçue (je m’en doutais) par ”[sa] copine”. Il a podcasté une émission de France Culture où je parle de Guitry. Juste avant de rejoindre les autres pour faire la fête, il m’annonce qu’il va bientôt jouer le rôle de Sacha dans Faisons un rêve. Si quelqu’un me disait : “Tu étrangleras un jour un facteur sur la route du Vésinet”, je dirais : “C’est possible”. (…) Mais si on me disait : “Tu seras marié un jour”, je répondrais : “Non, mon général.” A condition, bien entendu, que ce soit un général qui m’ait dit ça. On se récite en chœur cette réplique de la pièce, à la sauvette, sur le trottoir.



Je me laisse pousser la barbe. Elle est blanche, me faisant une tête de patriarche qui ne me réjouit pas. Mes cheveux sont rares. Quand je me regarde dans la glace, à travers des lunettes pas très précises, je vois quelqu’un que je ne reconnais pas : qui ne correspond pas, veux-je dire, à l’image que j’aimerais donner de moi-même. Ce n’est pas tant que je me trouve laid, ou gros, ou vieux. C’est plutôt un effet de réalité, qui me forcerait à rester longtemps là si je tenais absolument à me retrouver derrière ce masque.

Samedi après-midi, en marchant avec Charles, je croise le regard d’un homme d’une cinquantaine d’années, probablement homo, qui me fixe avec intensité. J’y voudrais voir le reflet de la bonne humeur qui est la mienne, ce jour-là. Le soleil, la marche, le sentiment d’être délivré de mes pesanteurs quotidiennes me rendent heureux. En vérité, il doit être sensible à cette barbe qui me fait rentrer dans la case du bear, ou du daddy, ou que sais-je. Le même épisode se reproduit le surlendemain, alors que je reviens au Monoprix de la rue Saint-Maur (j’y ai repéré un étal de plantes vertes grâce à quoi je remplume mon jardin). Un type qui marchait devant moi sur le trottoir, en bermudas noir. Il fait ses courses non loin de moi, et me dévisage à la dérobée. Cela recommence cinq minutes après, tandis que j’inspecte les rares plantes restées en vitrine.

Ce genre de situation me dérange. Pas seulement parce que les types en question affichent un look pédé qui m’indiffère. L’autre jour, dans les allées de Monoprix, un garçon aux cheveux longs, aux traits féminins, attire mon regard. Il est sans doute pédé, lui aussi, mais avec une nuance d’androgynie qui éveille mon trouble. Il travaille dans le magasin. Je cherche une bouteille de sauce au soja, je pourrais lui demander où en trouver. Je préfère errer à la recherche de l’objet introuvable. Voici un autre vendeur, à qui je m’apprête à poser la question. Ce serait trop lâche de demander à celui-ci. Le garçon qui m’intéresse a disparu, derrière un rayon rempli de victuailles. Une femme, près de la caisse, pourrait me renseigner. Elle voit bien que je suis sur le point de lui adresser la parole. Je laisse ma phrase en suspens, et je m’éloigne, les mains vides.



Ce matin, alors que je quittais le square pour faire une halte chez moi, j’avise un jeune homme, assis sur un banc, plongé dans la lecture d’un livre des éditions du Seuil. En me rapprochant, je déchiffre le titre : il s’agit du dernier bouquin d’Edouard Louis, celui qu’il a consacré à son père. J’ai sur le bout des lèvres une phrase, je ne sais laquelle, mais cette phrase, je ne la dis pas. Je regarde seulement, avec insistance, ce livre qu’il tient entre ses mains. Il me regarde. Je le regarde. Il soutient mon regard. Je me retourne. Il me regarde toujours. Je m’arrête. Il baisse les yeux. J’aurai beau me retourner à plusieurs reprises, il gardera désormais les yeux obstinément fixés sur son livre.

Je m’éloigne, en remâchant ce nouvel échec, en me reprochant d’être resté silencieux, d’avoir recréé, par le regard, ce cercle qui me sépare d’autrui. J’attendais, inconsciemment, qu’il vienne à ma rencontre, qu’il me sourie, qu’il me parle, qu’il prenne cette image dont je lui faisais cadeau (ainsi qu’un chat laisse un oiseau mort, ainsi qu’un enfant dépose un étron). Je m’offrais à lui pieds et poings liés, l’obligeant à faire tout le travail, faisant de lui mon sauveteur, mon Sauveur. Un moment d’une telle intensité que nul, raisonnablement, n’oserait s’y confronter. L’autre est là pour vous assurer de ne pas disparaître. Ces mots, entendus chez ma psy, tant médités depuis, se sont vérifiés à neuf et je suis rentré chez moi, incapable de briser le sortilège.

J’ai pris un thé, j’ai un peu musardé sur internet, me promenant sur les comptes Facebook de danseurs en collant, discutant avec des Arabes qu’excitent mes photos ; me haïssant de retomber dans cette ornière quotidienne, moi qui, cinq minutes plus tôt, aurais pu rencontrer le grand amour. J’ai nourri mon chat. J’ai rebranché mon ordinateur, dont la batterie menaçait de s’épuiser – tout en me disant que j’allais revenir au square, m’asseoir sur le banc à côté du sien, m’enhardir jusqu’à lui adresser la parole. Je craignais, cependant, de trop préméditer ce qui pourrait se passer. Pas de stratégie.

J’ai repris le chemin du square, en mettant ma casquette (ainsi qu’un de ces déguisements qu’adopte Guitry dans Le Roman d’un tricheur, et qui lui permettent, depuis une porte à tambour, de mystifier l’assistance). Plus je me rapprochais du carrefour fatal où s’était déroulé notre échange de regards, plus mes yeux se posaient ailleurs, loin de ce piège où j’allais m’enfermer – et dont je ne saurais, de nouveau, comment m’échapper. Il y avait plein de jeunes gens, assis sur chacun des bancs, qui mangeaient des sandwiches ou consultaient leur téléphone. Cela ressemblait à un travelling latéral, mais dont l’objet ultime (le garçon, là-bas, au fond) devrait rester invisible, pour rendre sa (re)découverte plus surprenante (c’est toute l’astuce de Hitchcock dans Jeune et Innocent, avec l’assassin barbouillé de noir et caché au cœur de l’orchestre). Au bout du chemin, sur le banc de tout à l’heure, il y avait deux garçons qui auraient pu être lui, qui n’étaient pas lui. J’ai continué ma route, libéré.



Pour la première fois, ce samedi, j’ai pu prendre le thé dans l’arrière-cour qui me tient lieu de jardin. Autour d’une table de marbre et d’une statue de cuivre, lointaine survivance de la Poudarique, j’ai disposé quelques plantes, qui ont souffert de l’hiver. J’arrose, de temps en temps, le sol que j’ai fait peindre en rouge, et dont la couleur craque par endroits. Je me cale tant bien que mal, gêné par des vestiges que j’ai placés au fond : des jambes de mannequin, léguées par Cyril (c’était l’époque où il projetait de fabriquer des collants peints) ; des colonnes à l’antique, en stuc, achetées pour le tournage d’un film. L’un des pieds s’est effondré, laissant passer la poussière.

Parfois, j’ai l’impression d’avoir fait le tour d’internet. J’aimerais photographier les chats, mais ils vont et viennent, ou trônent sur les poubelles, peu photogéniques. En face, au quatrième ou cinquième étage, une femme déblatère, dès qu’il y a un rayon de soleil. Elle a une voix de fumeuse. Je devine qu’elle raconte ses amours malheureuses. Des pensées inutiles me traversent l’esprit, je m’en délivre comme je peux. De l’autre côté de la grille qui divise la cour, j’aperçois un jeune homme, que j’ai déjà vu passer devant ma vitrine. Il doit avoir vingt ans. Il a une beauté, qui me trouble, de garçon de bonne famille. N’osant lui parler, je vais chercher Charles, pour qu’il puisse l’admirer.

A mes coups à sa porte, Charles ne répond pas. Je reviens m’asseoir, feignant d’ignorer le beau garçon. Celui-ci me dit bonjour, il me demande si je n’aurais pas vu une balle de tennis qu’il a fait tomber depuis sa fenêtre. Je fais mine de fouiller dans l’invraisemblable tas de cageots et de planches qui nous sépare (cadeau empoisonné de l’épicier qui a déserté les lieux sans crier gare). C’est un nid à microbes, que je me garde d’explorer plus avant. Je lui donne le code d’entrée de l’immeuble, afin de venir chercher sa balle. Mêlant l’audace et la frayeur, je bloque l’entrée du couloir avec un paillasson. Pas question de rester là, exposé à tous les risques et surtout à celui de passer pour un dragueur. Il arrive aussitôt, et inspecte les lieux pendant que je reprends place derrière mon thé.

Un second voisin survient. Un bel homme, lui aussi, que je vois souvent fumer sa cigarette depuis son balcon et qui m’intimide. J’ignore si c’est à moi qu’il dit bonjour, ou au jeune homme au fond de la cour. Dans le doute, je n’ose lui répondre qu’à voix basse. N’ayant rien retrouvé, le garçon s’apprête à partir. J’ai renoncé, pour engager la conversation, à prétexter quelque audition pour un film à venir. Machinalement, je l’invite à me donner son numéro de téléphone, au cas où je retrouverais sa balle perdue. C’est alors que l’autre voisin lui demande ce qu’il cherche. Il croit bien l’avoir vue traîner dans la cour, cette balle perdue ; il est presque sûr qu’une voisine l’a jetée dans la poubelle. Je vois s’écrouler mon stratagème. Le garçon prend congé.

Cette petite scène me laisse indifférent. Je retourne à internet, à quelque archive incunable que j’essaie de découvrir sur l’INA ou sur YouTube, pour m’émouvoir. Je poursuis un dialogue sur Facebook avec un amateur de bondage. Je m’énerve de cette musique qui revient dans mes oreilles. Elle vient du garçon, au fond de la cour.

Je me suis aperçu qu’une vieille amie, qui habite maintenant le sud de la France, avait posté en guise de profil Facebook une photo prise par moi. Elle y est belle et radieuse, portant des lunettes noires, telle qu’elle veut paraître. Je suppose que c’est la raison pour laquelle elle publie cette image (ne connaissant sans doute pas le moyen d’isoler un détail, car ses compétences numériques sont limitées). Elle aurait pu me demander la permission, d’autant que cette photo, prise dans la campagne toscane, la montre avec ma mère, qui s’essouffle à la suivre, et Cyril qui pavoise. Il porte le superbe costume Dior, gris perle, qu’il promenait un peu partout, et pouffe de rire à je ne sais quelle bêtise que j’ai dû dire. Ce souvenir me saute à la figure, ainsi exposé, et commenté par l’amie en question : à quelqu’un qui lui demande si elle a changé de fiancé, elle répond que c’est un ami peintre, établi depuis peu dans la région.

Mon sang ne fait qu’un tour. Enfin, plusieurs tours. Un verre de vin rouge à la main, j’ébauche un commentaire désobligeant en dessous de la phrase incriminée (il faut préciser que cette consultation se fait depuis la page Facebook de ma mère, ce qui m’a permis de constater que Cyril, qui m’a bloqué, a liké la maudite photo). Cela pourrait être quelque chose comme : Quelle idée d’aller s’enterrer là-bas avec son officier prussien ! Je m’avise que cette remarque n’est pas très aimable pour notre amie Laure, qui a elle-même fait le choix de vivre dans le midi avec son amoureux, et qu’elle risque d’en mettre en difficulté la signataire (ma mère). J’efface les mots à peine formés, et j’appelle ma mère.

Elle éteint la télévision, toujours active en cette heure vespérale. Elle est choquée, elle aussi, que Laure ait publié unilatéralement cette photo blessante pour moi. J’insinue que la photo est également déplaisante pour elle, Michelle, qui n’y apparaît pas sous son meilleur jour. Je lui dicte les griefs à formuler à notre amie, lorsqu’elle l’appellera demain matin. Si elle veut, je peux me charger moi-même de recadrer la photo. Je préfère ne pas l’appeler directement, c’est plus diplomatique si cela passe par la voie maternelle. J’en profite pour critiquer l’installation de Cyril dans le Vaucluse, que va-t-il faire dans cette galère ? Ma mère me répond que c’est son droit.

Je vérifie si Laure, par hasard, n’aurait pas publié d’autres posts tombant sous le coup de mes fureurs. Il n’y a que des liens vers des articles. Il y a, dans son historique, d’autres photos de Cyril en sa compagnie (mais c’est moi qui les ai postées, comme du reste celle qu’elle affiche aujourd’hui). Je retourne consulter sa page, à lui, où m’énervent les fantômes d’amis communs, et l’impossibilité où je suis d’accéder à toutes ses publications. Toujours le même commentaire de Rosette, le même portrait que j’ai vu cent fois. Dans les archives du réseau social, des images qui n’en finissent pas de revenir, des images que j’ai postées, au temps de notre bonheur, et qui me désespèrent. Cette boutique à Londres, où il faisait l’imbécile avec un rire d’enfant. Je découvre une photo, au moins une, que j’ignorais. Elle est probablement prise dans son ex-appartement du onzième arrondissement, il est en train de lire un livre. Ses cheveux retombent élégamment, son demi-rasage est harmonieux. Il a un côté jeune premier qui recouvre son côté sale gosse, quand nous étions ensemble. Je pleure, intérieurement, de l’absurdité d’être séparé de lui.

Sur son site, peu de nouvelles toiles. Je ne sais pourquoi, je remonte une énième fois vers les années 2017, 2016, comme si j’allais surprendre dans le passé un événement qui aurait échappé à mon inspection. Mon portrait est resté en place, parmi les autres. Rien n’a bougé. Il y a deux ou trois articles inconnus de moi, qu’il a mal scannés et que je déchiffre difficilement. Celui qu’on vient de lui consacrer dans Art Press, et dont j’ai été le lointain artisan en le faisant écrire dans cette revue. “Ma mère” pourrait signer un commentaire Facebook à ce propos. Je fais les cent pas sur cette scène, je vois des traîtres à chaque détour. Je rêve qu’il se passe quelque chose.

Il a mis sa nouvelle adresse. Je vais sur Google Maps regarder à quoi cela ressemble, la rue B…. à B…. Des portes closes, une rue déserte. Je fais avancer la flèche, plus loin, pour en voir davantage.

Hier soir, je montre à un ami l’une des nombreuses vidéos qu’a postées, sur YouTube, un type dont l’identité m’est inconnue (il paraît que je prononce mal Youtube, que je prononce Youtoube, alors qu’il faudrait plutôt si je ne me trompe fermer le u). Il s’agit d’une déconstruction méthodique des féminismes médiatiques, s’appuyant sur des pourcentages argumentés, des articles de journaux, des références à l’Histoire. L’auteur s’amuse par exemple à saper ces propos à l’emporte-pièce qui présentent les femmes comme les principales victimes du COVID, ou plus largement de tous les maux que peut endurer l’espèce humaine. Il appelle cela le gynovictimisme. Il dit son commentaire d’un ton neutre, très discrètement ironique, et prend un plaisir manifeste à refroidir des “théories” balancées dans le feu de la passion. Mon ami l’imagine normalien, planqué dans sa turne de la rue d’Ulm et y élaborant ses dissertations érudites. Je suppose plutôt un nerd, probablement marqué à droite, soucieux de donner des gages d’objectivité scientifique.

Les images sont frustes. Pour traduire l’idée de déconstruction, on voit un chantier où gisent des ruines. Le fantasme féministe du patriarche occidental est représenté par un vieux père Noël réjoui, à barbe blanche. Chacune de ces vues dure un peu trop longtemps, nuisant à l’efficacité du texte. Parfois, pour lire la déclaration d’une de ses adversaires, le narrateur se croit obligé de déguiser numériquement sa voix, et d’imiter le couinement de quelque sorcière. Son parallèle avec les bigotes du XIXeme siècle, illustré par une caricature de Daumier, gagnerait à être développé plus finement. Des milliers de gens ont regardé ses vidéos, et l’on trouve en bas de page leurs opinions, où se révèlent des affects moins tamisés.

Jean me parle de ces influenceurs qui ont des hordes de followers sur Instagram, et prennent le pas sur les journalistes patentés. L’un de nos amis communs, qui balance tout et n’importe quoi sur ce réseau, ne risque guère d’être suivi car il y faut un thème fédérateur. Ainsi, je pourrais créer un fil Instagram sur les collants, cela serait successful. Je lui explique que je suis incapable de me créer un compte, parce que toutes mes photos sont sur mon ordinateur. Je lui demande de me montrer l’Instagram de Cyril, auquel il n’est pas question que je m’abonne. J’y vois une kyrielle de photos, de likes, de commentaires, qui avaient échappé à mes précédentes enquêtes. J’ignorais qu’il avait exposé dans telle galerie, ou que telle amie, qui m’avait pourtant juré de ne plus le revoir, avait été portraiturée par ses soins. Je découvre, en faveur de son compagnon, une propagande dont il ne s’est jamais donné la peine pour moi. Je m’enfonce dans l’ombre, à mesure qu’il se frotte à la lumière.

Ma mère m’a laissé hier un message, à la fois affectueux et culpabilisant. C’est ta maman. Tu pourrais m’appeler. Je le fais une ou deux heures après. Elle me répond, comme toujours, d’une voix traînante, un peu accablée. Elle semble s’extraire à grand peine d’une gangue de dépression (mon grand fond malampia, dirait la séquestrée de Poitiers). Le seul événement qui l’inspire, c’est ce qu’elle a vu à la télé. Une émission sur le génocide arménien, ou l’éradication d’une minorité aux Etats-Unis.
J’écoute cela sans l’entendre. A vrai dire, je ne souhaite lui parler, pour alimenter la chronique du jour, que de mon ex- compagnon Cyril qui a décidé d’acheter une maison à Beaucaire. Je le lui représente s’enterrant dans ce trou de province, renonçant à la carrière brillante qu’il eût pu faire à Paris. Elle n’abonde pas dans mon sens, car pour elle c’est très chic d’habiter une aussi belle région. Je finis par avoir raison de ses arguments, à force de lui démontrer que Cyril, le soir en hiver, s’ennuiera auprès de son Allemand austère. Si au moins il faisait de la peinture abstraite, ou de paysage. Mais du portrait mondain. Je fais feu de tout bois, reprenant, mot pour mot, la rhétorique que je viens d’infliger au porteur de cette nouvelle.

Ma mère reconnaît, de toute façon, qu’il n’est pas très avisé dans ses choix. Elle me dit que demain, mon frère viendra lui apporter des courses. Je l’invite à faire attention à ne pas attraper le virus, à rester à distance, etc. Elle aimerait poursuivre cette conversation, mais je l’écourte, pressé d’exorciser mon énervement. Un collègue m’a laissé un message, car il souhaiterait m’entretenir de deux sujets. Dans la discussion, il s’avère que le premier sujet (mutualiser nos cours à la fac, pour lutter contre les ravages du politiquement correct) n’est que prétexte à aborder le second (obtenir le 06 de mon éditeur, qu’il veut relancer à propos d’un manuscrit en souffrance). Je me sers enfin un peu de vin rouge, et vais regarder le Facebook de Cyril, de son mec. L’ami de tout à l’heure m’a promis de m’envoyer des photos de sa future maison à Beaucaire.
Voici une photo que je ne connaissais pas, prise dans quelque salon d’art contemporain. Cyril y pose auprès de Julian, il est élégant, amoureux. J’essaie de déchiffrer dans cette image le lien invisible qui les unit. Cela continue de me hanter pendant le repas, où je raconte à Charles, en fourbissant mes effets, l’histoire de la maison. Un lien non dénoué, qui m’encombre, que je n’arrive pas à déplacer.

Hier après-midi, au creux d’un dimanche de routine où ma mère vient arroser le jardin, j’ai la mauvaise idée de rendre visite au compte Facebook de Cyril. Je me doutais bien qu’à l’issue de nos échanges aigres-doux du mois de juillet, il m’avait supprimé du cercle de ses amis  (d’autant que je ne voyais plus rien apparaître le concernant ; déjà, vers la fin de notre histoire, il s’était débrouillé pour limiter mon accès à ce qu’il publie). Hier, je découvre qu’il m’a non seulement unfriendé mais bloqué – si bien que je ne vois plus la moindre des nombreuses photos où je l’avais taggé. C’est comme si toute notre aventure, tout d’un coup, était privée de visibilité. 

Cette vitre opaque à laquelle je me heurte me met en rage. Je demande à ma mère de me communiquer ses codes d’accès à Facebook, afin d’aller épier de ce côté-là ce que devient le compte. Naturellement, elle ne s’en souvient pas. Dieu merci, je les ai en mémoire – et je fais défiler sur le mur maternel les rares publications partagées par Cyril : celles, notamment, relatives à son accrochage de l’été dernier chez L.. G…, à quoi un reportage dans une revue de design paraît donner un regain d’actualité. Ma mère, innocente, voudrait voir ses nouvelles toiles. Je chasse ses mots comme des mouches, tout entier à ma souffrance de tomber sur ce texte inconnu de moi. Enfin je m’aperçois que c’est écrit par un de mes amis, envoyé là-bas en mission de reconnaissance, il y a trois mois, et faisant un article de complaisance. 

Je ne peux m’empêcher, dans la foulée, de regarder qui a liké ce lien, qui a liké les précédents (ce que j’ai déjà regardé en son temps), pour mieux dénombrer les faux amis, les félons, les fidèles. J’arpente fébrilement la liste des amis de Cyril, telle qu’elle apparaît depuis le compte Facebook de ma mère, en y cherchant les indices de quelque trahison de l’un ou de l’autre. Elle, elle veut toujours voir ses nouvelles toiles. Je l’emmène sur le site de Cyril, que j’explore en détective obsédé, avide de croiser un détail qui me mettrait sur une piste. Je ne savais pas qu’il avait fait un portrait de Laure Fardoulis. Il est daté de cette année. Pourtant, elle prétend lui avoir fermé sa porte. Peut-être l’a-t-il croquée d’après photo. C’est comme cette vue en plongée de notre jardin à Venise, il l’aura retravaillée après coup. Où est mon portrait ? Je me persuade qu’il a effacé, comme les autres, cette image de moi. (En fait, me disait ma mère tandis que je visitais son album Facebook, il n’en a pas effacé tant que ça). Le tableau est toujours là.

Elle vient de revoir Quai des Orfèvres. Je m’en fous. J’ai trouvé, dans cette pérégrination morose, un moyen de ranimer le lien que j’ai perdu. Il ne me suffit pas de raconter des histoires de ma vie avec Cyril, de ma rupture avec Cyril, de mes polémiques avec Cyril. Il me faut aussi, à intervalles réguliers, aller fouiller ces lambeaux de notre intimité passée, traquer une fiction qui n’est plus rien. Je me demande même si je ne goûte pas, dans ce récit fantôme, un plaisir plus fin que nul autre. Ma mère me laisse seul, elle rentre à pied.

Je retourne aussitôt sur sa messagerie, il y a des choses que je n’ai pas vues. Le compte Facebook du garçon qui vit à présent avec Cyril – et qui m’a bloqué, lui aussi, quelque jour où j’avais laissé des smileys désobligeants au bas d’une de ses photos. Je découvre que son image de profil est le portrait (romantique, idéalisé) que son nouvel amoureux a fait de lui. Manière d’officialiser leur relation qui m’exaspère, qui me condamne aux ténèbres. Des gens de sa famille, des amis d’Allemagne mettent des petits cœurs pour commenter cette image. J’hésite à déposer une perfidie, que la signature de ma mère rendrait suspecte. Je me renfonce dans l’ombre, regardant défiler tous ces noms qui me sont étrangers et sur lesquels je pourrais cliquer, à leur tour, afin de poursuivre mon enquête à l’infini.

Je me donne des raisons de suspendre cette investigation qui me rend fou. Je continue, cependant, de traîner sur Google Images, où je vérifie pour la cinquantième fois que l’actualité de Cyril se limite à de vieilles photos de tournage de mon film Fantasmes et Fantômes, à des portraits de Pierre Barillet ou de Rosette, vus et revus depuis belle lurette. Il y a aussi des photos de Julian, son mec, tellement plus beau il y a dix ans. Aucune photo d’eux ensemble, pour le moment. Que des traces de Cyril et Noël, de cette affaire déjà bonne pour le grenier. J’oubliais Instagram, où je sais que Cyril a un compte. Il n’y publie que rarement, parfois des reproductions de dessins achetés à l’hôtel Drouot. Il n’y a guère non plus de gens qui commentent : à peine un esthète italien, croisé lors de notre séjour à Rome, et qui se répand ici en propos mielleux. Encore un qui a dû se réjouir de nous savoir séparés. Voici Machin qui s’est abonné à son compte, faisant fi de notre rupture – à moins que ce ne fût, si j’ose dire, de mon vivant. En voici un autre au compte duquel s’est abonné Cyril, cela doit dater du temps où nous étions ensemble. 

En attendant une amie, je repense à toutes ces fenêtres que j’ai ouvertes sur du vide. Il y a quelque chose qui m’échappe. Une dimension du désastre que je n’ai pas élucidée. Le vrai couple qu’ils constituent, avec leur cercle d’amis, leurs voyages, leur vaisselle. Cyril et moi, ça ne comptait pas vraiment, il n’y avait pas assez d’assiettes dans le placard, de dîners à la maison. Ce n’était pas une histoire comme les autres, ce n’était même pas une histoire – et pourtant je ne me lasse pas d’en ramasser les morceaux. Pendant une partie du dîner, je ressasse intérieurement cet enfermement. J’arrive à faire semblant de m’intéresser au présent, et puis je ramène la conversation sur cet été : sur ces mails échangés avec Cyril, et qui ont consommé notre brouille. La nuit tombe sur mon jardin. Je fais lire à Aurore son dernier message, à lui, où il prétend effacer, en quelques mots, les cinq années que nous avons partagées. Mon locataire nous demande de ne pas rester là à discuter, car il est vingt-trois heures quinze et il doit se lever tôt.

Ivre du vin que j’ai trop bu, ivre du plaisir de souffrir, je demande à Aurore l’accès à son Facebook – d’où je pourrai, peut-être, en voir davantage. Il y a en effet des publications que j’ignorais : celle de son article paru dans Art Press sur Jean-Christophe Averty (il n’y a pas beaucoup de likes, me fait remarquer Aurore, mais je relève au passage tel ou tel petit cœur qui me heurte) ; la photo d’une séance de pose chez Galllimard, mettant en scène un écrivain dont il ne divulgue pas le nom, mais que je devine être Patrick Mauriès. Et puis, les éternelles images de son accrochage chez G…, avec ces commentaires de soi-disant amis à moi, dont j’éprouve à chaque fois à neuf la déloyauté à mon égard. Quel maigre trésor. Si Aurore n’était pas là, je continuerais sans doute à cliquer, à chercher tout ce qui recèle une possible révélation.

Après son départ, j’essaie d’ailleurs de retourner sur son compte, mais mon ordinateur n’a pas gardé ses codes en mémoire. Je m’écroule sur mon lit, fin saoûl, en caressant mon chat, pareil à une actrice qui sort de scène et dont le maquillage coule un peu partout.