GARÇONS (6)

Dîné avec l’un de mes étudiants, un dénommé Gaspard (à ne pas confondre avec un autre Gaspard, un joli jeune homme un peu délicat que j’avais bombardé, en son temps, réalisateur d’un remake de Miquette et sa mère : il s’était pris au jeu plus que je ne l’eusse cru). Ce Gaspard-ci se distinguait nettement, dans la grisaille de mon cours sur “le cinéma français classique”. A quelques exceptions près, les films projetés (de Zéro de conduite à Farrebique) n’inspiraient à mon auditoire qu’un silence prudent, de peur de dire une bêtise. Une étudiante du genre agressif, se disant comédienne, croyait bon de me contredire dès que j’ouvrais la bouche ; avant même que je n’ouvre la bouche. Une autre, à l’accent exotique, venait me voir après le cours et me prodiguait de longs sourires, en m’interrogeant sur les tournages en studio dans les films d’avant-guerre. De toute façon, cela prit fin dès le 5 décembre, à cause de la grève des transports qui paralysa la fac. J’en fus réduit à recevoir les étudiants chez moi, au milieu du pipi de chat et des pots de peinture, pour leur faire passer des oraux et vérifier leurs maigres connaissances. La fille agressive ne crut pas bon de se rendre à ma convocation.

Je gardai pour la bonne bouche Gaspard, qui m’avait séduit, lors de nos séances, par ses interventions décomplexées. Il ne craignait pas, lui, de prendre la parole, pour commenter l’hypocrisie bourgeoise dans Douce, ou les figures de pédérastes dans Les Maudits. Cela m’avait troublé, qu’il puisse croire que le collégien aux cheveux longs de Jean Vigo fût une fille. Il correspondait au type du garçon, à mèches rebelles, à sourire franc. J’aimais sa fraîcheur, si reposante dans ce désert spirituel qu’est l’Université. Lors de cet oral que je lui fis passer rue Saint-Ambroise, il se mit à me parler d’Henri-Georges Clouzot, de son mémoire en cours sur Michaël Haneke. Son goût pour un cinéma de la cruauté n’était pas pour me déplaire.

Je ne sais pourquoi j’écris cela au passé. Peut-être pour marquer la distance, entre l’image que je me fais de quelqu’un et ce qui se révèle ensuite. Je ne peux pas dire pourtant qu’il m’ait déçu, les deux ou trois fois où l’on s’est revus. J’ai seulement tiqué quand il a mentionné sa copine (alors que c’est bien sa “normalité” qui m’avait attiré). Il me dit que dans le cinéma d’art et d’essai où il  travaille (comme caissier et projectionniste), il est l’hétéro de service, faisant profil bas parmi des militants queer. Nous nous rencontrons sur ce terrain, le dénigrement d’une certaine bien-pensance, même si ce terme ne plaît pas aux intéressés. Il balance tout à trac : sur ces étudiants qui me détestent parce que je leur montre, en entier, des films en noir et blanc, et ne fais guère preuve de démagogie ; sur le féminisme devenu fou ; sur ces réseaux qu’il appelle drôlement “asociaux”. Il m’apporte, quant aux ravages du conformisme, les lueurs de sa jeunesse, m’expliquant par exemple que si mon film C’est l’homme n’a pas plu, c’est parce que j’y pratiquais (sans le savoir) une appropriation des codes des dominé.e.s.

On s’amuse méchamment, à disséquer la dernière sortie d’Adèle Haenel ou l’oubli opportuniste de Jean-Claude Brisseau, dans la nécrologie des César. Peut-être me dit-il, en partie, ce que j’ai envie d’entendre, tant j’ai l’art de projeter sur l’interlocuteur mes obsessions. Malgré tout, je me demande d’où lui vient cette liberté de parole. Alors qu’il me raccompagne, l’autre soir, je me souviens qu’il m’a dit être le descendant de Joseph Caillaux, un ténor flamboyant de la IIIeme République. On regarde ensemble, sur le site de l’INA, sur mon petit écran d’ordinateur coincé contre le mur, une vidéo que j’ai déjà vue, en fait – et où Alain Decaux raconte l’assassinat par Mme Caillaux du directeur du Figaro, qui avait diffamé son mari. Ce fait divers, qui fit grand bruit en 1914, c’était pour moi enfant une couverture du Petit Journal, découverte dans mes pérégrinations passéistes. On y voyait la femme du député, outragée, sortir de son manchon un minuscule revolver avec quoi elle tirait froidement sur Gaston Calmette. La violence d’une telle image, dans le décor conventionnel de la Belle Epoque, m’avait frappé.

Alain Decaux ménage ses effets. Il lève le doigt en l’air, ralentit, accélère. Il laisse de longs silences, pour permettre au spectateur de reprendre son souffle. Il accentue les détails qui tuent : cette première page du Figaro, où Calmette publia une lettre de Caillaux à Henriette, encore sa maîtresse (les délateurs d’aujourd’hui n’ont rien inventé). L’armurerie où elle se rendit, quelques jours avant le crime, pour s’essayer au maniement du pistolet. Auprès de moi, j’imagine Gaspard soufflé par ces audaces, et découvrant, derrière les photos fanées de son arrière-grand-père, un lion rugissant.



Pas de commentaire

Poster un commentaire