JALOUSIES (1)

Hier après-midi, au creux d’un dimanche de routine où ma mère vient arroser le jardin, j’ai la mauvaise idée de rendre visite au compte Facebook de Cyril. Je me doutais bien qu’à l’issue de nos échanges aigres-doux du mois de juillet, il m’avait supprimé du cercle de ses amis  (d’autant que je ne voyais plus rien apparaître le concernant ; déjà, vers la fin de notre histoire, il s’était débrouillé pour limiter mon accès à ce qu’il publie). Hier, je découvre qu’il m’a non seulement unfriendé mais bloqué – si bien que je ne vois plus la moindre des nombreuses photos où je l’avais taggé. C’est comme si toute notre aventure, tout d’un coup, était privée de visibilité. 

Cette vitre opaque à laquelle je me heurte me met en rage. Je demande à ma mère de me communiquer ses codes d’accès à Facebook, afin d’aller épier de ce côté-là ce que devient le compte. Naturellement, elle ne s’en souvient pas. Dieu merci, je les ai en mémoire – et je fais défiler sur le mur maternel les rares publications partagées par Cyril : celles, notamment, relatives à son accrochage de l’été dernier chez L.. G…, à quoi un reportage dans une revue de design paraît donner un regain d’actualité. Ma mère, innocente, voudrait voir ses nouvelles toiles. Je chasse ses mots comme des mouches, tout entier à ma souffrance de tomber sur ce texte inconnu de moi. Enfin je m’aperçois que c’est écrit par un de mes amis, envoyé là-bas en mission de reconnaissance, il y a trois mois, et faisant un article de complaisance. 

Je ne peux m’empêcher, dans la foulée, de regarder qui a liké ce lien, qui a liké les précédents (ce que j’ai déjà regardé en son temps), pour mieux dénombrer les faux amis, les félons, les fidèles. J’arpente fébrilement la liste des amis de Cyril, telle qu’elle apparaît depuis le compte Facebook de ma mère, en y cherchant les indices de quelque trahison de l’un ou de l’autre. Elle, elle veut toujours voir ses nouvelles toiles. Je l’emmène sur le site de Cyril, que j’explore en détective obsédé, avide de croiser un détail qui me mettrait sur une piste. Je ne savais pas qu’il avait fait un portrait de Laure Fardoulis. Il est daté de cette année. Pourtant, elle prétend lui avoir fermé sa porte. Peut-être l’a-t-il croquée d’après photo. C’est comme cette vue en plongée de notre jardin à Venise, il l’aura retravaillée après coup. Où est mon portrait ? Je me persuade qu’il a effacé, comme les autres, cette image de moi. (En fait, me disait ma mère tandis que je visitais son album Facebook, il n’en a pas effacé tant que ça). Le tableau est toujours là.

Elle vient de revoir Quai des Orfèvres. Je m’en fous. J’ai trouvé, dans cette pérégrination morose, un moyen de ranimer le lien que j’ai perdu. Il ne me suffit pas de raconter des histoires de ma vie avec Cyril, de ma rupture avec Cyril, de mes polémiques avec Cyril. Il me faut aussi, à intervalles réguliers, aller fouiller ces lambeaux de notre intimité passée, traquer une fiction qui n’est plus rien. Je me demande même si je ne goûte pas, dans ce récit fantôme, un plaisir plus fin que nul autre. Ma mère me laisse seul, elle rentre à pied.

Je retourne aussitôt sur sa messagerie, il y a des choses que je n’ai pas vues. Le compte Facebook du garçon qui vit à présent avec Cyril – et qui m’a bloqué, lui aussi, quelque jour où j’avais laissé des smileys désobligeants au bas d’une de ses photos. Je découvre que son image de profil est le portrait (romantique, idéalisé) que son nouvel amoureux a fait de lui. Manière d’officialiser leur relation qui m’exaspère, qui me condamne aux ténèbres. Des gens de sa famille, des amis d’Allemagne mettent des petits cœurs pour commenter cette image. J’hésite à déposer une perfidie, que la signature de ma mère rendrait suspecte. Je me renfonce dans l’ombre, regardant défiler tous ces noms qui me sont étrangers et sur lesquels je pourrais cliquer, à leur tour, afin de poursuivre mon enquête à l’infini.

Je me donne des raisons de suspendre cette investigation qui me rend fou. Je continue, cependant, de traîner sur Google Images, où je vérifie pour la cinquantième fois que l’actualité de Cyril se limite à de vieilles photos de tournage de mon film Fantasmes et Fantômes, à des portraits de Pierre Barillet ou de Rosette, vus et revus depuis belle lurette. Il y a aussi des photos de Julian, son mec, tellement plus beau il y a dix ans. Aucune photo d’eux ensemble, pour le moment. Que des traces de Cyril et Noël, de cette affaire déjà bonne pour le grenier. J’oubliais Instagram, où je sais que Cyril a un compte. Il n’y publie que rarement, parfois des reproductions de dessins achetés à l’hôtel Drouot. Il n’y a guère non plus de gens qui commentent : à peine un esthète italien, croisé lors de notre séjour à Rome, et qui se répand ici en propos mielleux. Encore un qui a dû se réjouir de nous savoir séparés. Voici Machin qui s’est abonné à son compte, faisant fi de notre rupture – à moins que ce ne fût, si j’ose dire, de mon vivant. En voici un autre au compte duquel s’est abonné Cyril, cela doit dater du temps où nous étions ensemble. 

En attendant une amie, je repense à toutes ces fenêtres que j’ai ouvertes sur du vide. Il y a quelque chose qui m’échappe. Une dimension du désastre que je n’ai pas élucidée. Le vrai couple qu’ils constituent, avec leur cercle d’amis, leurs voyages, leur vaisselle. Cyril et moi, ça ne comptait pas vraiment, il n’y avait pas assez d’assiettes dans le placard, de dîners à la maison. Ce n’était pas une histoire comme les autres, ce n’était même pas une histoire – et pourtant je ne me lasse pas d’en ramasser les morceaux. Pendant une partie du dîner, je ressasse intérieurement cet enfermement. J’arrive à faire semblant de m’intéresser au présent, et puis je ramène la conversation sur cet été : sur ces mails échangés avec Cyril, et qui ont consommé notre brouille. La nuit tombe sur mon jardin. Je fais lire à Aurore son dernier message, à lui, où il prétend effacer, en quelques mots, les cinq années que nous avons partagées. Mon locataire nous demande de ne pas rester là à discuter, car il est vingt-trois heures quinze et il doit se lever tôt.

Ivre du vin que j’ai trop bu, ivre du plaisir de souffrir, je demande à Aurore l’accès à son Facebook – d’où je pourrai, peut-être, en voir davantage. Il y a en effet des publications que j’ignorais : celle de son article paru dans Art Press sur Jean-Christophe Averty (il n’y a pas beaucoup de likes, me fait remarquer Aurore, mais je relève au passage tel ou tel petit cœur qui me heurte) ; la photo d’une séance de pose chez Galllimard, mettant en scène un écrivain dont il ne divulgue pas le nom, mais que je devine être Patrick Mauriès. Et puis, les éternelles images de son accrochage chez G…, avec ces commentaires de soi-disant amis à moi, dont j’éprouve à chaque fois à neuf la déloyauté à mon égard. Quel maigre trésor. Si Aurore n’était pas là, je continuerais sans doute à cliquer, à chercher tout ce qui recèle une possible révélation.

Après son départ, j’essaie d’ailleurs de retourner sur son compte, mais mon ordinateur n’a pas gardé ses codes en mémoire. Je m’écroule sur mon lit, fin saoûl, en caressant mon chat, pareil à une actrice qui sort de scène et dont le maquillage coule un peu partout.

1 Commentaire
  • Charles comman
    Posté le 15:19h, 03 juillet Répondre

    Magnifique texte d’ouverture sur tes tenebres obsessionnelles

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