FICTIONS (8)

Avec Charles, hier soir, revu Picnic de Joshua Logan que je n’avais pas revisité depuis l’âge de dix ans, ou quelque chose d’approchant (il doit en rester une trace dans les fiches que j’écrivais alors, pour commenter les films ; il faudrait que j’aille rechercher cela dans mes archives). Vertige de me retrouver face à un film qui a l’air tout neuf, à force de restaurations – au point que quelqu’un qui n’en connaîtrait pas la date pourrait s’y tromper. Les couleurs sont presque aussi réalistes qu’elles le seraient aujourd’hui. Je guette ce qui, à un moment donné, va trahir l’époque, et je ne tarde pas à le trouver. Ces scènes de la vie de province, jouées comme à Broadway avec le décor naturel en plus-value, ces explications psychologiques, cette grande tirade du troisième acte de Rosalind Russell, qui dit méchamment son fait à l’homme qui ne la désire pas. 

De tout le film, seul ce personnage émerge du fond de ma mémoire. J’ai dû être sensible, jadis, à cette figure de femme vieillissante et frustrée. Elle éclipsait Kim Novak, elle avait le prestige des amours mortes. A dix ans, j’ai probablement été bouleversé par la cruauté de sa révolte, autant que je le suis ce soir, cherchant à surprendre la nature de mon émotion ancienne et à la superposer à la mienne. Cela me paraît insensé, qu’à peine vingt années se soient écoulées entre ce Picnic et le jour où je l’ai découvert, à la télévision. Ce genre de films appartenait à un Olympe très lointain. Celui-ci, en vérité, n’était pas plus loin dans le temps que ne l’est par exemple L’Arche russe. 

Cette scène où les amoureux dansent au clair de lune, je me souviens de m’en souvenir. Sans doute moins pour l’avoir vue que pour avoir revu cet extrait, plus tard, ou bien une photo dans un livre. Ce sont des débris de temps que je m’acharne à saisir, à travers ce miroir lisse. Etranger à mon trouble, Charles reçoit le film pour la première fois, comme un enfant. Il croit voir un faux raccord, dans la scène où William Holden prend dans ses bras Kim Novak. Je crains qu’il ne trouve tout cela désuet, je l’entends ironiser sur les réjouissances collectives qui sont le clou du récit, et puis rendre les armes quand la vieille fille éclate. Il trouve cela extraordinaire, il exagère. 

Il me fait le lendemain une analyse où prime la “tragédie” du personnage principal, vaincu par le destin. La happy end, selon lui, n’en serait pas vraiment une. D’un ton professoral, je tranche pour l’apologue libertaire, en avance de plusieurs années sur la beat generation. On regardera Bus Stop, ce soir. Je dirai à ma mère de revoir Picnic. Ca continue.

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