MERES (5)

Quatre-vingts ans de ma mère. J’ai renoncé à lui offrir un chat, énervé par les paperasses et les quasi examens de passage qu’on exigeait de moi. Je me contente de lui acheter (en deux volumes) les romans de Panaït Istrati. C’est le genre de littérature qu’elle aime bien découvrir. J’entends d’avance, à cette lecture, ses cris d’enthousiasme. Je néglige de préparer à son intention le volume de Louis Guilloux que je lui ai offert l’an dernier, qu’elle m’a prêté, que je n’ai pas lu. Cela va encore faire des histoires. Je lui annonce, au téléphone, que Charles servira des ravioli. Ce n’est pas possible, me dit-elle : aurais-je oublié son intolérance au gluten ? Ce n’est pas grave, je commanderai des sushi. Elle revient à la charge. Comment ai-je pu oublier une chose pareille ? Je réponds à côté. Elle raccroche.

Elle me rappelle, quelques minutes après. Elle propose d’apporter ses propres pâtes. Mais non, j’ai commandé un plateau de sushi. J’ai l’impression qu’elle pleure. Il n’en reste aucune trace quand elle arrive, éblouie par la couleur bleue dont j’ai recouvert mes murs. On dîne dans le jardin, en l’absence du chat, toujours fourré chez la voisine. Il finit par daigner paraître, déambulant entre nos jambes sans se laisser caresser. Elle pousse des cris d’amour en l’accueillant, il n’en a cure et poursuit sa chasse, dans les méandres de l’arrière-cour. Le soir tombe. Elle a commencé à relire les Mémoires d’outre-tombe, non sans mal. Je m’extasie sur l’enfance de M. de Chateaubriand. Je lui raconte qu’un ami de Charles (le fameux Viken, dont je préfère taire le nom) considère comme “ringards” tous ces auteurs du XIXeme siècle. Elle vient de relire Illusions perdues, Charles aussi. Ils échangent leurs impressions. Je passe à Proust, qui aurait selon moi puisé toute son inspiration dans Balzac.

On évoque les romanciers russes. J’ai lu récemment La Mort d’Ivan Ilitch, et d’autres nouvelles dont je leur narre l’intrigue : Les Deux Hussards, par exemple, où une femme reçoit, vingt ans après, la visite du fils de son amant de jeunesse. Ma mère confond Ivan Ilitch (une histoire de cocher ?) et Maître et Serviteur, que je vante comme un chef-d’œuvre indépassable. En racontant (si je me souviens bien) comment le maître irascible, à la fin du récit, aura sauvé son serviteur d’un froid mortel, j’ai les larmes qui montent aux yeux. Je ne peux m’empêcher de reprocher à Tolstoï son côté brillant, et le caractère superficiel de sa religiosité, à rebours de Dostoïevski évidemment. Ce n’est pas évident pour Charles, qui trouve du brillant chez celui-ci, et qui n’a pu finir un bouquin de Tolstoï dont le titre lui échappe (Résurrection, lui dis-je), justement parce que les préoccupations religieuses y prenaient une place trop manifeste. 

Charles me pousse dans mes retranchements, en me demandant ce qu’il peut bien y avoir de chrétien dans l’œuvre de Dostoïevski. Je convoque la mort du Tsarets Zosime dans Les Frères Karamazov, la parabole de Lazare dans Crime et Châtiment, l’intertexte christique de L’Idiot… Je m’en veux de ne pas trouver d’argument plus profond, de m’en tenir à ces pauvres citations mécaniques. J’oppose le “socialisme chrétien” de Dostoïevski à la vision plus cynique de Tolstoï. Je ne suis pas sûr que mon parallèle soit convaincant. Charles a lu Guerre et Paix, Anna Karénine. Il a vu le film avec Vivien Leigh. Ma mère ne sait trop quoi penser de tout ce débat.

Je m’échappe pour aller voir les chats, qui demeurent en faïence à travers les grilles de la cour. Michelle, oubliant ses angoisses d’équilibre, se tient debout contre le mur en bambou que j’ai érigé au milieu. Charles, à côté, contemple les animaux (il a l’air d’avoir douze ans, me dit Arthur, en réponse à une photo que je lui ai envoyée à l’instant). Il pourrait, déclare-t-il avec une théâtralité qui m’embarrasse, passer ses journées à les observer. Les phrases se perdent, dans la coulisse où les convives se replient. Je reste là, à regarder les chats qui jouent dans la nuit. J’ai peur de décomposer ce moment, en imaginant ce qu’il pourrait devenir dans un livre. Je reviens m’asseoir, à mon tour, en ruminant cette fixité qui me menace.

La conversation roule sur la période de l’Occupation, où ma mère nie qu’elle et sa sœur aient jamais été “cachées” (comme je le prétends dans mon dernier livre). Elles étaient chez leur grand-père à Bergerac pour éviter d’être à Paris en temps de guerre, et c’est tout. Je veux bien croire qu’elles ont été emportées dans l’exode de 1940, mais je ne puis admettre qu’elles n’aient pas vécu là-bas sous un faux nom. A partir de 1942, on savait à quoi s’en tenir sur le sort des Juifs. Je cède, et cela m’agace, à cette manie de projeter sur le passé les grilles de l’Histoire officielle qui est un trait de notre époque. J’argue, avec mauvaise foi, que c’est pour mettre les choses “en perspective”. En vérité, je m’enferme dans une polémique qui n’a pas lieu d’être. Plus Michelle rappelle que tous les Allemands n’étaient pas acharnés à chasser les Juifs jusque dans les maisons de campagne (d’où ces soldats qui jouaient avec elle dans le grenier de Bergerac), plus je lui sers des contre-exemples d’un ton docte et démonstratif. Mal à l’aise à cause de ces rigidités qui me hantent, j’écoute le portrait qu’elle fait de son père, dont la destinée,  hautement romanesque, devrait m’inspirer un ouvrage si j’en avais le courage.

Comme d’habitude, elle traîne avant de partir, et je prends soin de laisser l’entretien mourir, pour qu’elle se décide à commander un Uber. Je me campe devant mon ordinateur, en préparant le DVD que j’ai l’intention de regarder après son départ. “Tu me mets à la porte ?”, me demande-t-elle, comme d’habitude, et je me terre dans le silence. La course est programmée, de manière intangible, à la mauvaise adresse. Elle voudrait que j’aille vérifier si la voiture arrive, mais depuis cinq minutes, le logiciel affiche obstinément une minute d’attente. C’est une scène qui n’en finit pas de se vider. Charles vient m’aider, car il connaît ce classique de mon répertoire. On accompagne ma mère vers le trottoir, elle s’accroche à mon bras pour traverser la rue. Je lui fais, en me retournant, un salut tendre. Je m’écroule sur le canapé, face à un épisode de la série Angoisse où une cantatrice, rendue folle par le (faux) fantôme de son mari, s’effondre en plein chant.

1 Commentaire
  • Michelle Herpe
    Posté le 15:50h, 07 novembre Répondre

    Tu oublies qu’une petite fille de 3 ou 4 ans qui vit chez son grand-père, monsieur Roche, un notable de Bergerac, ne porte pas sur son visage le fait qu’elle est la fille d’un Juif (résistant de surcroît). Les Allemands qui ont joué avec moi dans le jardin devant la maison étaient de passage. Peut-être avant-ils dormi là. Ma sœur, 11 ans à l’époque, raconte que l’un des deux l’avait assise sur ses genoux. Oui, nous étions des enfants cachées sans le savoir.

Poster un commentaire