CHATS (3)

Psychodrame du week-eend : les chats ont pissé dans la bibliothèque. Alors que je m’y aventure pour chercher Climats, d’André Maurois (que je compte prêter à Charles), et que je viens d’y ranger Mes quatre Comédie-françaises (avec un s) de Béatrix Dussane, mes narines sont heurtées par une odeur puissante, dans le périmètre des m. Mon bras me fait mal, je suis obligé d’extraire, à grand peine, le bouquin de Maurois, par delà de minuscules mares qu’un chat a déposées dans les parages. Il y en a dans ce coin-là, mais aussi du côté des r (ma récente édition d’écrits de Rohmer est miraculeusement intacte) et des f (un bel album sur John Ford refuse de se rouvrir, sous l’effet d’une miction dont je devine le coupable). La biographie de Foucault par Eribon a également souffert. C’est moins grave.

Charles est au rez-de-chaussée, s’apprêtant pour une promenade. A mes cris répétés, il descend. Je n’ai pas très bien dormi, la nuit dernière, et ma matinée de lecture n’a guère été sereine. Il y a longtemps que je n’avais poussé une pareille gueulante. Heureusement que c’est en sous-sol, à l’abri des oreilles indiscrètes. Ce qui met le comble à ma fureur, c’est que Charles, tout en affectant le plus grand calme, chicane sur le fait de savoir s’il s’agit de ses chats ou du mien. Jamais Gaby n’aurait fait une telle chose, hurlè-je, il ne vient jamais dans cette partie de l’appartement. Soit désir de marquer leur territoire, soit peur, soit malveillance, cela ne peut être que la faute de Mehdi ou de Médée (dont le nom, soudain, revêt une couleur sinistre). Souvent je les ai vus s’aventurer par ici. On sait bien que le mâle prend un malin plaisir à contrecarrer les adultes (tel est le mot que j’emploie), en se perchant sur le faux plafond de la salle de bains ou le fragile toit du jardin.

Charles refuse d’émettre un verdict. Il m’enrobe de paroles lénifiantes, censées exprimer qu’il compatit à l’état de colère où je me trouve. Toujours cette manière qu’il a de voler au devant de l’évidence, ou de me caresser dans le sens du poil, tout en n’en pensant pas moins. Je le soupçonne d’éprouver, à me voir jouer les pères fouettards, un obscur plaisir. C’est la scène où il attend de me donner la réplique, dans le rôle (apparent) du fils respectueux. J’en fais des tonnes, me cassant la voix, martelant qu’il est insupportable que mes livres soient ainsi souillés (ce n’est pas la première fois que cela arrive). Ils ont tout l’espace, au-dessus ; pourquoi faut-il qu’ils choisissent de s’en prendre précisément à mes livres ? L’attaque des oiseaux, chez Hitchcock, n’est rien à côté de ce tremblement de terre.

Charles, dans ces cas-là, fait celui qui gère, qui maîtrise la situation, pendant que je m’abandonne de façon désordonnée à mes affects. On pourrait installer d’autres étagères, afin que les ouvrages ne soient pas posés à même le sol. Ou installer une protection. J’envisage tour à tour ces hypothèses, avec le sentiment de me faire avoir (et en même temps, au fond de moi, une voix rationnelle qui me souffle que ce n’est pas une tragédie, si trois bouquins sont abîmés). C’est comme si une structure se remettait en place, et triomphait du chaos. Je m’accroche à cet esquif dans la tempête, conscient que mon énervement vient d’ailleurs. Il est né à l’étage supérieur, ce matin, tandis que je m’acharnais sur les phrases de Dostoïevski, qui ne voulaient pas émerger du brouillard mental où je m’enfonçais.

Charles propose de disposer un store, ou quelque chose dans ce genre, pour empêcher les chats de pénétrer au sous-sol. Je vais chercher une couverture rouge, laissée par ma mère, et qui s’avère trop petite. Il se saisit de l’espèce de châle recouvrant un fauteuil qu’il a installé dans mon salon (un fauteuil de psychanalyste, droit, noir, austère). Le châle est recouvert de poils de chat. A l’aide de clous, il le tend au-dessus de l’escalier, en le bloquant, de l’autre côté, sous une lampe en forme de rampe de théâtre qui est aussi son ajout au décor. Je n’aurai qu’à soulever, pour me rendre en bas, ce rideau de fortune. Son chat, effrayé par un chien qui paraît soudain à la vitre, s’y écroule. Cela laisse un creux au cœur du vide, comme un hamac.

Entre temps, on est allés se promener. Il a acheté de quoi chasser les odeurs. Je passe un coup de serpillière dans les zones litigieuses. Je repère une humidité suspecte, au dos d’un ouvrage d’entretiens avec Serge Daney. Vérification faite (par Charles), c’est inodore. C’est peut-être moi qui ai aspergé le livre, en nettoyant. Il a passé au séchoir électrique les pages des bouquins endommagés. Celles de l’album sur Ford s’ouvrent à nouveau, elles sont seulement striées, à leurs extrémités, de marques blanches qui mangent les photos. Je remets tout cela en place, avec la hâte de clore ce chapitre au plus vite. Comment se fait-il que ces parutions rohmériennes se retrouvent à cet endroit ? Je les couche sur la rangée, je reprendrai plus tard mes rangements. Chaque inspection de ma bibliothèque réveille un vertige de l’infini, qu’il faut bien conclure.

J’ai oublié de ranger le livre d’Eribon. Je descends à nouveau. Cela représente à chaque fois un effort, car l’escalier est abrupt et mon bras peu agile. Charles a utilisé un produit miracle, qui fait s’évanouir tout souvenir du passage des chats. La housse du futon, elle aussi prise pour cible, a été mise à la machine. Dans un élan d’apostolat, il passe l’aspirateur dans le salon. Il a pris le contrôle de mes émotions. Il m’a rappelé tout à l’heure, pendant que nous marchions, cette scène que je lui avais faite il y a des années, parce qu’il refusait de porter des collants. Nous nous étions engueulés vertement, et d’un seul coup nous nous étions étreints, en versant des larmes. Il aime bien raconter cette histoire. Elle me dérange. Je parle d’autre chose.



1 Commentaire
  • Michelle Herpe
    Posté le 11:08h, 24 février Répondre

    C’est un souvenir, heureusement…
    J’aime la photo de ta bibliothèque.

Poster un commentaire