CHATS (1)

Un homme surveille son vieux chat, qu’il a laissé en liberté dans le square et qui musarde mollement. Il lui interdit d’aller ici ou là, il le rattrape tout à coup au moment où l’animal s’avise de faire des bonds. Il lui gueule dessus pour lui signifier l’heure du départ. Un chat enfermé, sans doute – et l’on se donne bonne conscience, en ménageant ces escapades. J’ai vu ainsi, ici même, des dames qui promenaient un félin au bout d’une laisse dernier cri. Je doute que cela les réjouisse, ces bêtes, d’être réduites à trois pas contraints sur une pelouse. Ce qui les meut, c’est la chasse, c’est la perspective d’attraper ce petit gibier qui incarne tous leurs désirs. L’homme, lui, projette son plaisir de mettre en scène l’animal dans un décor “naturel”, à la Rousseau, censé correspondre aux aspirations bucoliques qu’il lui invente.

De même, ma mère, quand mon chat vient se coucher devant la porte, à l’heure de son départ ; quand il ronronne sur ses genoux ; quand il saute sur l’appui de la fenêtre en miaulant, pour peu qu’elle s’approche, veut voir dans ces menus tropismes les preuves d’un amour humain. Je suis davantage sensible, pour ma part, à la fatalité que traduisent ces comportements répétitifs. Le chat exprime, mystérieusement, le souvenir de son état, la fidélité à une situation ancestrale qu’il ne se lasse pas de reproduire, en orphelin mécanique de lui-même. Lorsqu’il enfonce ses pattes dans mon pull, comme s’il voulait escalader une imaginaire montagne de chair, je ne saurais dire s’il éprouve une tendresse, une nostalgie de sa maman, etc. Je vois seulement ses yeux vides, et ce geste triste qu’il se croit obligé de faire, parce qu’il y a des poils qui lui rappellent quelque chose. Lorsqu’une ceinture agitée en l’air le fascine autant que la cape agitée par le torero, je vois se déployer, sans état d’âme, ce qu’une mémoire immémoriale lui a transmis : la pulsion d’emprise, de possession d’autrui, d’affirmation de son territoire aux dépens de l’autre qui l’a nourri ou qui va le nourrir. L’amour ? Un bien grand mot. Une sorte de squelette, pourrait-on dire, des sentiments des hommes, toujours prêts à s’envelopper de sublime, et qui se révèlent ici à l’œil nu.



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