CHERCHEURS (5)

Quelques heures avant l’heure fixée pour mon cours sur Skype, mon étudiante russe, faisant du zèle, m’invite à faire partie de ses contacts. Je suis en train d’écrire, et cela me dérange. Une sonnerie d’alerte retentit dans le silence, assortie d’un message qui surgit sur mon écran. D’autres messages d’étudiants vont suivre. A seize heures, ils sont sept ou huit, dont l’une tente obstinément d’ouvrir la conversation, sans passer par la case contact. Je les invite à patienter jusqu’à 16 h 30. Le temps que je comprenne comment marche cette machine.

Ca y est. Je ne vois d’abord que ma tête, prise dans une contre- plongée peu flatteuse, la barbe a poussé, les yeux sont cernés. Et puis l’écran se peuple de visages, m’évoquant ce film que je n’ai jamais fini de regarder, L’Etrangleur de Boston. Où sont passés les autres ? Je clique plusieurs fois sur des icônes, qui ne s’animent pas. Aucun des étudiants en ligne ne daigne m’aider. Face à mes efforts désespérés, l’un d’eux m’explique que Skype ne peut accueillir plus de quatre fenêtres. Le reste de la troupe m’écoute, hors champ. Du coup, je ne sais plus trop à qui je parle, j’entends des voix d’outre-tombe, ceux qui sont là ne bougent la bouche que lentement. Mon étudiante russe laisse des traces décomposées dans l’espace, à la Loïe Fuller.

Heureusement, elle s’exprime comme une actrice de théâtre, disant, tout à trac, combien l’actrice du film (Nana, de Jean Renoir) l’a énervée. Comment peut-on croire que tous les hommes sont amoureux de cette femme ? Son franc-parler tranche sur le côté compassé, coincé, des étudiants français. Une jeune femme, en bas à droite, demeure immobile et silencieuse, s’avouant seulement gênée face au jeu “exagéré” de l’héroïne. Dans un éclat de rire un peu forcé, je constate que la gêne créée par le mutisme des étudiants est décuplée sur cette application. Un garçon assez beau, en haut à gauche, se jette à l’eau et commente l’impression de rigidité qui se dégage à ses yeux du film. Même si le mot me paraît excessif, j’essaie de leur faire dire, avec force ruses, ce que j’ai en tête : le rattachement de Renoir, par delà la tarte à la crème de l’impressionnisme, à une tradition de théâtre et de caricature qu’il épuise (littéralement).

Un étudiant invisible me donne raison. Non, il n’y a guère de picturalité dans cette Nana, peu de jeux sur la lumière. Il la rapprocherait plus volontiers du cinéma expressionniste allemand. Je cite la séquence finale, où il y a du jeu sur la lumière, plutôt allemand en effet. D’ailleurs, le film a été tourné à Berlin, avec des acteurs empruntés à Pabst. Je vois venir le moment où cela va tourner au monologue, où je vais pallier les temps morts et les flottements par une parole qui ne s’arrête plus. C’est ce qui se confirme. Je ne les regarde plus, je tourne mes yeux vers l’intérieur, vers un enchaînement de phrases qui se fait malgré moi. Il y est question des débordements du désir, de l’animalité derrière le masque social (je m’interromps pour leur faire dire le nom de Stroheim, en un quizz guère créatif), de l’avènement du cinéma sur les ruines du théâtre.

Mon démon me rattrape. Il consiste à chercher une structure interne, un discours caché dans la parole. Un discours qui me justifierait d’avoir, soudain, retrouvé la liberté et le plaisir d’enseigner (à ma manière). Ou m’en punirait. C’est pourquoi je marque un essoufflement, dans la deuxième partie de mon propos, en disséquant le regard que porte Renoir sur la société du Second Empire. Si Nana est aussi ridicule, c’est qu’elle est vue par les yeux de ces hommes qui la renvoient dans les ténèbres. Elle n’est que le vestige d’un monde tombé en poussière. J’en rajoute dans les formules ronflantes, et pas très justes. Trop tard pour revenir en arrière. Je jette mes dernières fusées, en convoquant pêle-mêle Bertolt Brecht, la cuisine au sol en damier qui préfigure celle de La Règle du jeu, la construction en saynètes qu’on retrouvera jusque dans La Marseillaise. Je crois même bon d’avouer mon peu de goût pour les films tardifs de Renoir. C’est un flot de parenthèses, d’incidentes et de repentirs qui me donne bonne conscience, et les laisse pantois.

Ils n’ont pas de questions. Je leur donne rendez-vous la semaine prochaine, je les inviterai d’ici là à voir un autre film disponible en ligne. Leurs saluts me touchent. Je me dis, malgré tout, que ce micro-lien hebdomadaire n’était pas une mauvaise idée. Après coup, je reconstitue, tant bien que mal, la continuité fragile de mes mots.




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