CHERCHEURS (4)

Ce matin, comme hier soir, une flopée de mails émanant de mes collègues de la fac. Je ne sais comment, l’écriture inclusive s’est imposée comme une norme, obligeant le lecteur à faire des contorsions pour ne pas se croire affligé de troubles oculaires. La responsable du master a organisé un moodle pour que chacun puisse mettre en ligne le contenu de ses cours. Elle s’inquiète des conventions de stage, des modalités de soutenance. D’abord seule à s’agiter dans le désert, elle est bientôt rejointe par d’autres enseignants qui débattent, dans une cacophonie de plus en plus vaste, des modes de validation. Cela fait bientôt quatre mois, en effet, que les cours n’ont pas eu lieu, pour cause de grève des transports, puis de grève du corps enseignant en riposte aux réformes qui menacent. Les uns plaident pour une note-plancher de 12/20, les autres préconisent plutôt un 14, pour ne point trop pénaliser les étudiants grévistes. On parle d’une pédagogie à base de distanciation sociale, qui consisterait à enseigner depuis chez soi, tout en tenant compte des difficultés de certain.e.s inscrit.e.s à faire un travail à domicile. Une maîtresse de conférences, en des flambées robespierristes, dénonce l’idée qu’il faudrait enseigner malgré tout, et s’alarme des inégalités de notation.

Je lis tout cela en diagonale, m’amusant des marottes de X ou de Y, ennuyé de devoir me plier à des directives. Je me suis contenté d’envoyer, aux deux seuls étudiants de master que j’avais pu identifier, un mail leur proposant mollement d’organiser un Skype. J’ai reçu pour l’instant deux réponses : une personne asiatique inconnue de moi, et une jeune fille russe dont je dirige le mémoire. Elle s’appelle M…, et a choisi un sujet peu conforme à l’air du temps (ce qui n’est pas pour me déplaire), sur la couleur dans les adaptations littéraires de Claude Autant-Lara. Peut-être qu’Autant-Lara est un cinéaste culte en Russie. Elle a déjà planché sur Le Rouge et le Noir. Pour l’heure, elle se concentre sur Marguerite de la nuit, Le Joueur et La Jument verte. Je ne me souvenais plus que ce film-ci était en couleurs. “Bien sûr, puisque la jument… elle était verte !”, m’a-t-elle rappelé avec un accent à la Popesco qui m’a fait éclater de rire. J’apprécie son enthousiasme, même si je ne comprends pas grand chose à ce qu’elle veut démontrer dans la symbolique des couleurs. Elle a une tête ronde, les yeux exagérément clairs.

A chacun des rendez-vous improbables qui ponctuent ce long entracte, elle est là, toute seule, transportant sa foi dont personne n’a que faire. On va à la caféteria, et je lui fourgue un sujet de dossier sur les adaptations théâtrales chez Lara. Elle est contente de pouvoir dépenser son énergie, même si elle aimerait bien que les cours reprennent. La voilà bloquée en France dans le chaos, alors qu’à ma connaissance, le COVID en Russie n’a guère fait de victimes. Des pauvres conseils que je lui donne au téléphone, elle me remercie comme d’un précieux bienfait. Elle a un faux air de Sonia dans Crime et Châtiment, attendant, patiemment, une rédemption qui ne viendra pas.




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