CHERCHEURS (2)

L’éminence grise d’une revue d’historiens (qui se veut “scientifique”, mot qui m’a toujours laissé rêveur dans le domaine des études cinématographiques) m’envoie un long article qu’il y a pondu. Il s’agit de mon volume d’articles de Rohmer, paru en février – et qu’il s’était scandalisé, alors, de n’avoir point reçu en service de presse. Sur mes deniers, j’avais fini par lui en adresser un exemplaire. Je me doutais que son compte rendu serait vipérin, connaissant le personnage, qui se plaît à éplucher le travail des autres en décernant les bons et les mauvais points (méthodologiques, politiques, etc.). Tout cela sous couvert d’objectivité scientifique.

Le seul fait qu’il me fasse parvenir lui-même son texte, en prétextant les incertitudes des circonstances (tout en me proposant, pour la énième fois, de m’abonner à sa revue), ne me dit rien qui vaille. Je télécharge les dix pages qu’il a scannées, imprimées très serré, et qui, affichées en plein écran, sont à peine plus lisibles. Il a cru bon d’associer ma réédition des chroniques de Rohmer à celle des chroniques de Brasillach. Il justifie cet accouplement par leur proximité sur l’échiquier politique (du fascisme au “royalisme”). A part cela, et quelques menues rencontres sur tel ou tel thème, tout les oppose ou presque. A tel point qu’il traite d’abord longuement Brasillach, avant de passer à Rohmer. Je m’oblige quand même à lire cette première partie, au cas où y serait cachée quelque flèche empoisonnée.

Dès le début, il m’en a décoché une. Mon édition critique, selon lui, est réduite au minimum. Pas d’index, pas de mention des titres originaux des films, pas de précision quant au nom dont Rohmer signe ses articles. Je ne peux m’empêcher de relire ces lignes plusieurs fois, en plaidant ma cause devant un tribunal imaginaire. Ma seule consolation, au banc d’infamie où je suis relégué, est de voir encore plus humilié l’éditeur des écrits de Brasillach (un historien autodidacte d’extrême-droite, avec qui il me confond dans l’opprobre). J’arrive à la partie sur Rohmer. Elle est consacrée à pointer mes défaillances, qui consistent, essentiellement, à n’avoir pas respecté la chronologie. Quid des découvertes cinéphiles qui suscitent un ébranlement, et devraient être situées dans la durée ? Peut-on souffrir que les textes sur Mizoguchi ou Bergman ne soient pas consultables à leur date de parution ? Cela crée, selon lui, des télescopages et des contorsions de lecture dont il s’amuse méchamment. Il admet, malgré tout, qu’on prend quelque intérêt à la lecture de ce livre, et en remercie l’éditeur.

Mon principal geste d’éditeur, le voilà pourtant mis en pièces (alors qu’il me reprochait justement, en préambule, la minceur de l’édition critique). Il me soupçonne même, dans le regroupement que j’ai fait des chroniques de films français, d’en avoir écarté certaines pour noircir le tableau. Je résiste à la tentation de déchiffrer ses arguties. Qu’est-ce que vient faire Quand passent les cigognes, au milieu de sa démonstration par défaut des mérites de la chronologie ? Je me perds dans ces pattes de mouche, non sans poursuivre, intérieurement, un débat avec la statue du Commandeur. Il dit, au passage, que je présuppose l’unité de la pensée de Rohmer. Je m’attache à ressaisir le fil de la mienne. Ou plutôt de l’intuition qui m’a guidé, qui m’a permis de passer outre les vaines obsessions de détail.

Le reste de l’article est voué à répertorier les thématiques rohmériennes. C’est fait d’un ton blasé, comme on épingle les papillons. C’est hérissé de minuscules citations, de pièces à conviction balancées là froidement. L’auteur met beaucoup moins de flamme à analyser Rohmer qu’il n’en a mis tout à l’heure à me déchiqueter. Je cherche en vain une trace de ma préface : j’ai été rejeté, depuis longtemps, dans les ténèbres de l’amateurisme. Il parle en professionnel, sûr de son fait, arbitre de la rigueur. Sa recension élogieuse (qu’il m’envoie aussi) d’un ouvrage de glose théorique sur Rohmer ne saurait faire le moindre état de mes travaux. J’étais juste bon à être accolé à une réédition sulfureuse de Brasillach.

Il faut bien que je lui fasse un mail. Je suis décidé à ne pas répondre à ses attaques. Je n’ai pas à me justifier, cela lui ferait trop plaisir. Je le revois, il y a treize ans, venant de publier un éreintement de mon exposition Guitry, et m’invitant dans un sourire carnassier à écrire un droit de réponse. Ma main tremble un peu, en formant les lettres. C’est l’effet des heures que je viens de passer sur les pages de mon journal. Ou du malaise d’être dénoncé comme un imposteur, quelqu’un qui ne serait pas un universitaire normal. Je me retrouve aussi piteux qu’à l’âge de quinze ans, raccrochant au nez de mon prof de grec qui voulait se plaindre à mon père ; soulagé que celui-ci n’ait rien entendu. Je mets toujours la poussière sous le tapis.

Je ne daigne répondre que sur un point : l’exhaustivité du sommaire. Je glisse, sur un ton badin, des allusions aux textes non retenus, et à un éventuel second tome. Je pourrais manier l’ironie, le renvoyer à ma préface qu’il ne paraît pas avoir lue, déplorer que mon classement non-chronologique n’ait pas eu l’heur de lui plaire. Il y aurait tant de choses à dire, que je tais pour ne pas m’abaisser à une polémique. J’enrobe tout cela d’un Amitiés aussi factice que le sien. Quelle tête il va faire, en ne voyant relevée nulle des lances qu’il a rompues contre moi. Ma stratégie de l’esquive a encore frappé. Ce discours où l’on prétend me coincer, je le refuse. Qu’importe si je suis coupable, et minable, de n’être pas à la hauteur. Une part de moi me dit qu’il a raison, que j’ai manqué de rigueur dans l’établissement de cette édition. Une autre voix m’apaise, plus sourdement.




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